Les fils Foäche du Havre Stanislas Foäche fils d’armateur havrais et
son aîné, Martin feront fortune dans le commerce triangulaire. ""Stanislas est ce qu'on appelle aujourd'hui un grand capitaine d'industrie. Les lettres qu'il expédie à Martin, son aîné, constituent un véritable guide du commerce de traite et fournissent une mine de renseignements sur la vie économique et politique dans l'île de Saint-Domingue que se partagent Français et Espagnols. Ainsi ce courrier daté du 23 septembre 1765, et
envoyé au Havre après le premier voyage de La Tamise, un
navire de 300 tonneaux pour la Guinée. En premier lieu, il parle
des marchandises, tant celles qui serviront de monnaie d'échange
que sur les esclaves eux-mêmes : « Pour amener de très
beaux nègres, il faut être bien assorti. Prévoir pour
Gabingue les plus belles marchandises; à Malimbé les courtiers
sont moins difficiles, on peut leur passer des marchandises de Rouen,
où jusqu'à présent on n'a pu attraper le coup d'œil
des guinées [toile de coton de moindre qualité] de l'Inde.
A Loangue, c'est une duperie que d'avoir du beau, le commun suffit. A
Gabingue, il faut un fusil par captif au plus, à Malimbé
au moins un et demi et à Loangue au moins deux. Pour Malimbé
et Loangue, il faut également plus de barres de fer qu'à
Gabingue. Les Mayombé sont une nation considérable sous
le vent de Loangue, ainsi leurs marchands ne vont qu'à Loangue
ou à Malimbé; ils veulent des fusils et du fer et ne sont
point difficiles sur le choix des grandes marchandises. Cette nation donne
peu à Gabingue, on y traite plus de franc Congo et de Sogne, nations
du Vent qui sont infiniment plus difficiles sur la qualité... Il
faudra à votre navire une cargaison de 16000 pièces [de
toile].» Deuxième point abordé par Stanislas, les
courtiers. « On prétend que bien payer les courtiers est
le seul moyen de se les attacher : c'est une erreur; l'accueil, les bons
traitements, causer avec eux, leur faire voir de beaux présents
et ne les leur promettre que sous condition, faire beaucoup de tapage
quand on a lieu d'être mécontent et cependant toujours les
renvoyer contents en paraissant satisfait de leur promesse de mieux faire,
entrer dans le détail des affaires de leur pays seulement pour
leur marquer qu'on s'intéresse à eux. Tout ce qu'on donne
aux courtiers, même en présents, pendant le cours de la traite
se porte sur leur compte qui ne se règle qu'à la fin: ils
ne se rappellent jamais bien exactement ce qu'ils ont reçu, ainsi
on peut paraître généreux à bon marché.
Il ne faut jamais condescendre à leurs demandes qu'en leur en faisant
de plus fortes, rarement leur refuser, mais aussi être toujours
à leurs trousses pour se faire livrer vivement. [...] » Vient
le chapitre de la pacotille. «En présents, le corail est
le plus estimé, il le faut beau, et on en tire meilleur parti ;
un gros morceau excite plus leur envie qu'une filière ; ils pensent
sur cet article comme nous sur le diamant. Un tapis de velours avec frange
en or, deux pagnes de même, sont de beaux présents. Cinq
ou six pagnes de belle guinée avec un petit galon se vendraient
bien. Un pot et sa cuvette d'argent passeraient encore bien en présent,
mais il faudrait qu'ils fussent bien minces. [...] Il faut des plats petits
et du barbouillage bleu. » Stanislas Foache aborde ensuite le cas
du navire et, en premier lieu, le choix du capitaine : « Pour bien
s'acquitter de ces détails qui sont cependant nécessaires
à la réussite, il faut un esprit actif, toujours occupé
de son affaire. [...] Si vous trouviez un marin de toute satisfaction,
homme de tête et de capacité à tous égards,
je vous conseille de ne pas balancer à lui confier La Tamise, en
lui donnant un second qui aurait été [sur] la Côte.
[...]» Puis viennent, dans l'ordre hiérarchique, les officiers
et l'équipage. «Je remarque dans tous nos officiers normands
de l'émulation et de l'activité. [...] Un jeune homme intelligent
soulage bien un capitaine, et cela lui permet de veiller à la traite
et à son bord ; si le capitaine vient à mourir, il a connaissance
de tout, et le second a plus de facilité. [...] Un matelot qui
sait battre de la caisse est un bon avoir ; il les faut tous gais et alertes
: ceux de ce caractère sont moins portés à la mutinerie.
[...] Il faudra donner à La Tamise un équipage de 50 hommes,
n'avoir que de fort mousses et peu de novices. » Concernant le vaisseau
destiné au transport des esclaves, il précise que : «Les
proportions d'un [navire] négrier sont celles d'un corsaire. [...]
Le gréement, les voiles, la mâture, seront des mieux conditionnés
pour pouvoir forcer de voiles au plus près, moins dériver
et donner moins de prise aux courants qui vous jettent dans le Gabon.
[...] On abritera le pont de tentes peintes et bien faites, afin que,
malgré la pluie, les nègres puissent manger en haut. Une
grande dunette est nécessaire afin de pouvoir mettre plus de négresses
dans la grande chambre, les négrillons et négrittes derrière,
et les nègres seulement avec les forts négrillons devant.
La propreté la plus exacte, nulle ordure qui puisse fermenter,
vider plusieurs fois pendant la nuit des bailles [baquets] qui sont dans
l'entrepont, faire souvent mettre à l'air les hamacs et cabanes
des matelots, leur fournir du savon pour laver souvent leur chemise, tout
cela est essentiel et l'on ne saurait y porter trop loin l'attention.
Il ne faut donc pas embarquer des gens négligents et qui croient
qu'ils ont toujours fait assez. » Stanislas Foache aborde aussi
la discipline à bord du navire. « II est plus important qu'on
en pense ordinairement de mettre de l'ordre dans tout ce qui a rapport
aux nègres, les faire manger, coucher, toujours à la même
heure ; les faire commencer à manger ensemble, les empêcher
de garder des fèves dans leurs sacs. L'ordre une fois établi
pour les premiers embarqués est suivi sans peine par ceux qui viennent
ensuite, et cela va tout seul. Le désordre dans les petites choses
oblige à les frapper, de là le mécontentement qui
quelquefois mène à des révoltes. Il faut empêcher
le bruit confus, mais les faire souvent chanter, danser, cela leur tient
l'esprit content et le corps moins sujet aux maladies. Pour répandre
la gaieté pendant la traversée, il faut leur faire parler
par les uns et les autres sur le pays où ils vont afin de les rassurer
sur leur sort, et que toutes les actions tendent à leur persuader
qu'on a de l'humanité, sans cependant s'écarter des règles
prescrites pour le bon ordre ni cesser de punir les mutins. Il est nécessaire
d'avoir des nègres affectionnés qui aident à conduire
les autres, soit en les rassurant, soit en découvrant ce qui se
passe entre eux. [...] Les captifs doivent apercevoir dans leurs conducteurs
de la bonté et de la fermeté, et [...] beaucoup de respect
pour le chef. » Puis il revient sur le choix des esclaves. «
II faut que le capitaine, le jeune homme qui reste avec lui, et le chirurgien,
soient tous connaisseurs en figures et en taille. L'homme grand et fluet
ne vaut rien parce qu'il dépérit dans la traversée
; le dos arrondi n'est qu'aux hommes mal effacés, et, par conséquent
de poitrine étroite. Il faut éviter les mâchoires
saillantes et les bouches pointues, s'ils maigrissent, ils deviennent
hideux. Les vieux sont ce qu'il y a de plus dangereux: ils se chagrinent
aisément et maigrissent ; il en est cependant qui contribuent à
égayer les autres. Il faut éviter avec la même attention
les vieilles femmes. En négrillons et négrittes tout passe
: on paie bien cher ici la figure et la taille. [...] Les trop petits
négrillons sont désavantageux parce qu'ils sont peu recherchés
et qu'il faut payer pour eux le même courtage, le même taux
par tête aux officiers, le même droit à la Compagnie,
et ces enfants mangent et boivent presque autant que les grands. Les forts
négrillons sont et seront toujours très demandés.
» Et Stanislas Foàche de conclure : « Vous sentez que
tout ce que je vous dis à ce sujet et mes mémoires de cargaison
ne sont que des idées qui ne doivent pas prévaloir sur la
façon de penser d'un capitaine expérimenté. [...]
La traite, cependant, ne demande pas même une expérience
bien grande ; je vous proteste que si ces voyages valaient mieux que ce
que je fais, je les ferais sans peine et j'y réussirais: il ne
faut que de l'attention, un génie un peu vif, et surtout une envie
extrême de réussir. » Cette envie extrême de
réussir permettra à Stanislas Foache d'amasser une fortune
colossale avec laquelle il fera bâtir, entre autres, le Colmoulin
- bien connu aujourd'hui des Havrais par la clinique qui porte ce nom.
Martin, lui, possède une villa, côte d'Ingouville, dans laquelle
il recevra Louis XVI, lors de la visite du roi au Havre. De plus, les
deux frères sont propriétaires d'immeubles en ville, notamment
rue Dau-phine. Mais tout cela n'est rien encore quand on sait que Stanislas
se permettra de prêter à la Couronne un million de livres
pour le financement administratif de Saint-Domingue. (Historia thematique novembre-decembre 2002 )
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