Qui sont les négriers ?

Négriers et société. — Qui sont les négriers ? Vaste question dont la réponse variera en fonction des critères retenus. Si l'on pense à l'actionnaire, petit ou grand, par­ticipant au financement d'une campagne de traite, ou bien à l'assientiste bénéficiaire de licences ibériques, force est de constater que l'éventail est très large : du colon au vice-roi de la Nouvelle-Espagne, en passant par des favoris, des jésuites ou des trinitaires, des veuves désirant assurer l'avenir de leurs enfants, des négociants, des amis ou parents d'armateurs.

Si l'on songe aux exé­cutants, matelots et capitaines, les choses se précisent un peu, adolescents, aventuriers en tous genres et spécia­listes endurcis formant l'essentiel des contingents. Enfin, raisonner en ternies de commanditaires c'est voir se pro­filer la silhouette de l'armateur. A Nantes, les pères de négriers appartiennent à trois milieux différents. Formée de capitaines de navire, de chirurgiens, du petit monde de la terre ou de la mer, une « filière démocratique » d'ac­cession au négoce constitue environ 18% du milieu négrier du xvllle siècle. Pour eux, la traite est avant tout conçue comme un moyen d'amorcer une ascension. Pour les fils de négociants, largement majoritaires avec 64 % du total, il s'agit surtout d'amplifier et d'affi­ner une réussite. Quant aux membres de la petite noblesse, leur ambition est de se refaire, de trouver un équilibre à leurs yeux plus satisfaisant entre position sociale et niveau de fortune. A l'exception d'une filière aristocratique s'expliquant ici par le poids d'une noblesse particulière, celle de la Bretagne, l'exemple vaut sans doute pour de nombreux autres sites français, voire européens. Parfois issu d'un petit monde laborieux com­mençant à émerger, le négrier est le plus souvent fils de marchand ou de négociant. Au total, quelle que soit la définition retenue, l'époque et les origines des négriers, tous aspirent à réussir grâce à la traite. Au sein d'un vaste système atlantique tentateur par ses profits, elle remplit objectivement le rôle d'un eldorado.
La plupart des adeptes de la stratégie du risque cal­culé réussissent, un peu ou beaucoup. Les autres, trop maladroits, trop ambitieux ou trop englués dans le sys­tème des plantations antillaises, chutent plus ou moins rapidement, plus ou moins lourdement. Ils sont rempla­cés par de nouveaux candidats aux dents longues. A Nantes, où sont armés près de la moitié des négriers français du XVIIIe siècle, les étapes de l'enrichissement du négoce coïncident avec les phases de développement de la traite. Entre 1690 et 1715, la cité commence à s'inté­resser résolument au grand large et au commerce négrier. On assiste alors au triplement de la valeur moyenne des dots de l'élite négociante (de 10 à 30 000 livres). Vers 1750, les grandes fortunes nantaises sont constituées. Ce moment correspond à l'apogée de la génération de ceux ayant lancé la traite. Enfin, entre 1768 et 1789, la surface financière du négoce est multipliée par six, passant de 20 à 120 millions de livres. Cet accroissement spectaculaire est contemporain du second boom négrier local. De plus, la croissance gagne un milieu de plus en plus large, dans lequel s'intègrent un certain nombre de capitaines de navires. Car, salaires, avantages en nature et commissions permettent à un « officier négrier, bon marin et bon commerçant, s'il échappe aux naufrages, aux pirates, au scorbut et à la fièvre, s'il n'est pas massacré par les captifs (de) devenir riche après une vingtaine d'années et une dizaine de voyages»1. Le gantois Van Alstein débute à 15 ans comme novice sans solde sur un négrier nantais. A sa mort, sa fortune se monte à 300 000 livres. Et le cas n'est pas unique. Souvent intéressé dans l'armement, le capi­taine devient parfois lui-même armateur. Mais tout cela ne doit cependant pas conduire à occulter un fait essen­tiel : l'extrême concentration de l'armement négrier. Selon R. Stein (The french slave trade in thé eighteenth century, an old régime business, Madison, 1979), à Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre et Saint-Malo, 550 familles arment au total 2 800 navires pour l'Afrique au XVIIIe siècle. 22 (soit 4 % de l'ensemble) réa­lisent un quart de l'armement. Parmi elles, 11 (soit 2 % ) expédient 16% des navires (soit 453). La large étendue des associés et l'émergence d'une élite managériale étaient, écrit D. Richardson, les réponses rationnelles au caractère risqué du trafic négrier.

Les membres de cette aristocratie négrière occupent souvent le haut du pavé. Localement, dans les grands ports européens, ils fournissent en notables le négoce et ses institutions. Présents dans les sociétés ou cercles culturels, ils aiment à paraître par les façades de leurs hôtels particuliers, par leurs propriétés rurales et leur style de vie. Leur aisance, leur influence et leur prestige leur ouvrent les portes du pouvoir. La plupart des maires de la Restauration nantaise (1815-1830) ont été des négriers illégaux notoires. Par l'intermédiaire de parents, d'alliés, d'amis, ces hommes infiltrent les sphères nationales du pouvoir, formant des lobbies en période de crise (en France entre 1789 et 1792, comme en Angleterre lors du vote des lois abolitionnistes). Au total, certaines cités, certains milieux ont été parfois sous leur emprise. Mais leur influence se dilue à mesure que l'on s'éloigne du lieu et du moment de leur émergence. Sachant exploiter les contradictions de leur époque, ils peuvent arriver à retarder l'application effective des mesures visant la répression de la traite illégale. Mais ils n'arrivent, à aucun moment, en Europe, à jouer en tant que tels un rôle majeur dans l'évolution des sociétés et des pouvoirs.

Il n'en va pas de même dans les deux autres conti­nents impliqués dans le trafic. Dans l'Amérique colo­niale, où les élites sont moins pluralistes et diversifiées qu'en Europe, où les pouvoirs sont plus concentrés, négriers et planteurs sont beaucoup plus puissants. Dans les années 1830, ils font tourner l'économie bré­silienne, régnent localement en maîtres, et l'État, lui-même, est à leur service (L.-F. de Alencastro). En Afrique, les négriers bénéficient de solides positions. Parfois renforcés au XIXe siècle, les lançados n'hésitent pas à commanditer eux-mêmes des expéditions. Par­tout, la traite est facteur de dynamique sociale, partout elle aide à la création, l'enracinement et la reproduc­tion de pouvoirs. Mais ses effets varient en fonction de l'originalité même de la société globale dans laquelle ils s'insèrent. Ici, ils jouent le rôle d'un moteur passager parmi d'autres, là de vecteur essentiel ou important du changement. Il en est de même des rapports entre traite et dynamique économique.
1. D. Rinchon, Le trafic négrier, Bruxelles, 1938, p. 134.

( La traite des Noirs - Olivier Pétré-Grenouilleau - edition :que sais-je )

 

 

 

 

 

 

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