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LES NEGRIERS EN TERRES D'ISLAM
la premiere traite des Noirs VIIe - XVIe siècle Jacques Heers
Hérétiques et rebelles
Combattre à mort ceux qu'on qualifie d'ennemis de Dieu, accusés
de se dresser contre la Loi et contre l'autorité ou, simplement,
de mal se conformer aux règles de la religion, a souvent conduit,
chez les Hébreux puis chez les Grecs et les Romains, enfin chez
les chrétiens comme chez les musulmans, à des guerres d'extermination
menées au nom du Bien ; pour détruire ou humilier les vaincus
accablés par le sort des armes, pour leur faire perdre leur dignité,
leur honneur; en définitive, pour les réduire en servitude.
Les pratiques de la Rome antique, ses triomphes et ses cortèges
d'esclaves enchaînés, se retrouvent souvent et pendant très
longtemps dans l'ensemble du monde méditerranéen, en Orient
comme en Occident et pas seulement en pays d'islam. C'est ainsi que le
pape Clément V (1305-1314) proclamait que les Vénitiens,
capturés les armes à la main lors de la guerre contre Ferrare,
ville alliée ou sujette de Rome, seraient aussitôt traités
comme des esclaves. Grégoire XI (1370-137), quelque temps plus
tard, excommuniait les Florentins, complices des villes rebelles, et déclara
solennellement que chacun pouvait, sans craindre le jugement et la colère
de Dieu, s'emparer de leurs biens et vendre à l'encan les prisonniers
sur les marchés . L'an 1390, le roi Jean d'Aragon s'arrogeait le
droit d'appeler tous les chrétiens à la guerre contre les
bandes de « routiers », ces brigands de grands chemins, et
contre les rebelles, sardes et corses; là aussi, les vaincus, prisonniers,
étaient traités en esclaves . On ne parlait certes pas toujours
de croisade et de guerre sainte, mais de « bonne guerre »
ou de « guerre juste » et cela suffisait à faire des
hommes et des femmes insoumis des hors-la-loi contre qui toutes violences,
toutes formes de dégradations, devenaient licites, parfois même
encouragées. A cette époque, dans les villes de Toscane,
cités « marchandes » nous dit-on, et que l'on présente
comme des refuges où les hommes ne songeaient qu'à vivre
en paix, les magistrats, responsables du Bon gouvernement, désignaient
communément aux bourreaux et à la vindicte publique, comme
« ennemis de Dieu », ou, pire, comme « ennemis du peuple
», tous ceux qui luttaient ou intriguaient contre le parti au pouvoir.
En 1230, les Florentins, en guerre contre Sienne, s'emparèrent
d'un millier de prisonniers et les ramenèrent, en troupes lamentables,
jusque chez eux ; dans le misérable cortège de ces captifs
enchaînés, l'on comptait bien sûr « de nombreuses
belles femmes, menées à Florence pour être les servantes
esclaves de ceux qui les avaient capturées ». Bien plus tard
encore, le 24 juillet 1501, les armées de Louis XII, roi de France,
et de César Borgia, neveu du pape, prirent la ville de Capoue :
sacs, massacres et viols ; « les femmes furent la proie des vainqueurs
qui, ensuite, allèrent les vendre à vil prix sur les marchés
de Rome». Le Coran, certes, interdit de réduire un musulman
en esclavage et les docteurs de la Loi rendaient toujours et partout le
même verdict : si le captif de guerre, pris dans les pays des Infidèles,
doit demeurer esclave, même s'il se convertit aussitôt, celui
qui, avant d'être capturé, était déjà
réputé bon musulman, respectant les préceptes de
la religion, même prisonnier de guerre, même captif lors d'une
razzia et ramené chargé de chaînes, devait être
considéré comme un homme libre, en possession de tous ses
droits. Quelques auteurs ne manquent pas de citer, ici et là, comme
des modèles pour l'édification des croyants, tel ou tel
trafiquant qui avaient refusé de présenter un coreligionnaire
sur le marché aux esclaves.
Qui voulait se conformer à la Loi ne pouvait donc chasser que chez
les Infidèles, en Afrique chez les Noirs animistes qui n'avaient
pas encore connu la prédication ou refusaient de l'entendre, obstinément
attachés à leurs croyances ancestrales et à de coupables
superstitions. Mais que penser et comment traiter les mauvais croyants,
ces hommes qui se proclamaient musulmans mais ne l'étaient que
de façade, ou ces hérétiques qui prétendaient
inter- préter la Loi et s'adonnaient à toutes sortes de
mauvaises pratiques? Et des rebelles, révoltés contre le
calife, le sultan ou les émirs?
Dans les pays d'islam, les persécutions et chasses aux rebelles
furent de tous les temps. Les musulmans ont largement usé de ces
expéditions punitives qui autorisaient de combattre et de réduire
en servitude ceux que l'on disait mauvais croyants, tout particulièrement
en Afrique du Nord et en Espagne où certains peuples, islamisés
pourtant, ne furent pas toujours à l'abri des attaques. Les souverains
d'Egypte et des royaumes du Maghreb lancèrent de nombreux raids
contre des populations notoirement converties, parfois depuis de longs
temps, au lendemain même de la conquête. Les Berbères
accusés d'hérésie, les Kharidjites notamment, furent
soumis à de dures vexations, accablés autant d'impôts
que les non-musulmans, et leurs femmes capturées pour le harem.
Révoltées, sous la conduite de Maisar (dit le Pauvre ou
le Vil), dans son enfance simple porteur d'eau à Kairouan, plusieurs
tribus prirent Tanger avant de subir, en 740, lors du « combat des
nobles », une Sanglante défaite qui leur coûta un nombre
considérable de tués et davantage encore de prisonniers
mis à la chaîne. Quelques années plus tard, dans la
région de Mérida en Espagne, les troupes de Cordoue massacrèrent
un grand nombre de rebelles, berbères eux aussi, firent un millier
de captifs, des enfants surtout, vendus aussitôt sur les marchés.
En 1077, des centaines, peut-être des milliers de femmes berbères
d'une tribu d'Afrique déclarée hérétique furent
elles aussi exposées et mises aux enchères sur le marché
du Caire.
Il en fut de même en Afrique noire, dans les royaumes du Soudan.
Les musulmans ont trouvé là des Etats et des peuples où,
bien avant la diffusion de l'islam, les usages faisaient que la menace
de l'esclavage pesait tout naturellement sur les insoumis, sur les rebelles,
sur les coupables de crimes ou de simples délits. Al-Bekri rapporte
que, d'après les lois des pays des Noirs », la victime d'un
vol avait le choix entre tuer le coupable ou le vendre comme esclave .
Et, deux cents ans plus tard, le Vénitien Cà da Mosto, accompagnant
un des navires portugais lancés à la découverte des
côtes d'Afrique, dit que les Noirs, dans la région du fleuve
Sénégal, « ont grande crainte de leurs seigneurs,
pour autant qu'iceux irrités par la moindre faute qu'ils sauroyent
commettre à leur endroit, ils leur font saisir leurs femmes et
leurs enfants pour les exposer en vente ». Ces condamnations qui
faisaient de l'homme libre un esclave ont certainement perduré
au long des siècles et se sont généralisées,
considérablement aggravées du fait des conquêtes et
des conversions à l'islam. Certes, la majeure partie des hommes
et des femmes furent capturés chez des peuples que l'on pouvait
dire infidèles, non encore ou non vraiment convertis. Mais, ailleurs,
plus loin au cœur des royaumes noirs, la situation, les progrès
de l'islamisation, la façon dont les peuples pratiquaient leur
nouvelle religion et respectaient la Loi, tout cela paraissait, d'un pays
à l'autre, aux plus honnêtes même des observateurs,
tellement confus que les chasseurs d'hommes en quête de vastes territoires
où mener leurs guerriers pouvaient, sans trop de mauvaise foi parfois,
arguer du fait que telle tribu, telle ville ou telle communauté
n'observaient pas la vraie Loi et se livraient encore à toutes
sortes de prières et de cérémonies hérétiques,
païennes même.
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