LES NEGRIERS EN TERRES D'ISLAM
la premiere traite des Noirs VIIe - XVIe siècle Jacques Heers

CONTRE TOMBOUCTOU (1050-1080 ET 1590-1600)

L'an 682, une expédition partie de Marrakech atteignait, au-delà de la région du Sous, les territoires des tribus berbères du Sahara occidental : « Ils attaquèrent les Massufa el, leur ayant fait quantité de prisonniers, ils retournèrent sur leurs pas . » La tradition veut qu'une autre armée, sous le commandement du général Habib ben Abi Ubaida, ait, entre 734 et 740, franchi le désert par la piste du Draa jusqu'à l'Adrar de Mauritanie pour, de nouveau, mettre à raison ces Berbères Massufa : « II avait envahi le Sous afin d'y châtier les Berbères et, ayant fait sur eux un grand butin et une foule de prisonniers, il s'était porté en avant jusqu'au pays des Massufa où il tua beaucoup de monde et fit encore des prisonniers . » II aurait même conduit ses hommes très loin, bien au-delà du désert, dans les pays du Sénégal puis du Niger, et serait arrivé jusqu'à Gao, razziant partout sur son passage et expédiant vers le nord des foules de captifs.
Echecs ou retraits dictés par de dures nécessités, le manque d'effectifs peut-être ou la forte résistance des populations et des souverains de l'Afrique noire, ces premiers grands raids transsahariens restèrent sans conséquence ; les guerriers ramenaient des esclaves et un butin mais ne tentaient en aucune façon d'occuper le terrain ou de fonder de nouveaux établissements ; ils ne laissaient derrière eux que ruines. Les survivants de l'année des conquérants qui réussirent à se maintenir dans les pays des Noirs étaient trop peu nombreux pour prendre le pouvoir ou même convertir les populations. Tout au contraire : plusieurs communautés de Blancs, Arabes et Berbères, rescapés de cette aventureuse entreprise marocaine, se trouvèrent soumis et sujets d'un royaume des Noirs, notamment à Aoudaghost où un farbi noir percevait l'impôt (en 990). D'autres Berbères, descendants des guerriers du début de la conquête, s'étaient, eux, parfaitement intégrés sans pour autant se fondre complètement dans les communautés autochtones. « Au pays de Ghana, il y a des gens que l'on appelle al-Hunayhin (el-Honeihin). Ce sont les fils lointains des soldats des premiers temps de l'Islam. Ils suivent la religion des gens du Ghana mais ils n'épousent pas des femmes noires et leurs filles ne se marient pas avec des Noirs. Aussi sont-ils de teint blanc, avec de beaux traits de visage. On trouve encore des gens de cette race ; on les appelle al-Faman . »
Les musulmans ne reprirent vraiment l'offensive qu'au XIe siècle, au temps des Almoravides, dynastie d'origine berbère. Les Lemtuna, tribu berbère islamisée, nomades du grand désert, menaient leurs troupeaux et leurs guerriers de temps à autre vers les pays du Sénégal et même du Niger. Vers l'an 1035, leur chef Yahia ben Ibrahim fit le pèlerinage à La Mecque, résida quelque temps à Kairouan et, soucieux d'instruire davantage son peuple, fit appel à un saint homme nommé Abd Allah ben Yacim, prédicateur inspiré qui vivait dans les pays désertiques du Sud marocain. Celui-ci, réformateur au zèle redoutable, interdit toute licence, toute négligence, et fut vite tenu pour insupportable. Accompagné de quelques fidèles, il n'eut alors d'autre ressource que de se résigner à l'exil et de se réfugier dans un ribat, monastère fortifié, sur la côte de Mauritanie. C'est de là que ses disciples et ses compagnons, moines guerriers, les Almoravides, « ceux qui portaient le voile », se lancèrent à la conquête du Sahara occidental et, en tout premier lieu, à l'attaque d'une tribu voisine qui refusait de se plier aux réformes, en fait, de se soumettre. « Les Lemtuna les razzièrent, y firent de nombreux captifs qu'ils se partagèrent entre eux, après avoir remis à leur émir un cinquième du butin. » Yahia ben Ibrahim tué au combat en 1059, le commandement fut confié à Yahia ben Omar, chef de guerre déjà victorieux lors de plusieurs entreprises guerrières. Ils prirent Aoudaghost en 1054-1055, s'emparèrent de tout ce qui s'y trouvait et ramenèrent des captifs par milliers. L'année suivante, en 1056, ils entraient dans l'oasis de Sijilmasa; ils occupèrent aussi Taroudant et, dans le même temps, mirent la main sur le Sous. Ce n'est que quatre années plus tard, en 1060, qu'ils se retournèrent vers le nord, et osèrent attaquer les grandes cités; ils fondèrent Marrakech en 1062 et ne prirent Fez qu'en 1069, plus de dix ans après avoir occupé les oasis du désert.
En 1077, Abou Bahr ben Omar, frère de Yahia, assuré alors du Maroc, lança ses troupes très loin vers le sud, jusque dans le royaume du Ghana, en une expédition sanglante, ponctuée partout de pillages, de massacres et de chasses à l'homme. Dix ans plus tard, en 1087, il fut tué d'une flèche tirée par un guerrier noir et ses hommes quittèrent le pays.
Cette période, que les historiens musulmans, berbères surtout - et en particulier Ibn Khaldun -, n'hésitent pas à nommer la « paix almoravide », relativement courte au demeurant, fut malgré tout celle des conversions de quelques chefs et souverains des Noirs, la première étant, semble-t-il, celle du roi du Tekrur, pays situé près de l'Atlantique, au sud du fleuve Sénégal, en 1070. Temps aussi, à en croire toujours Ibn Khaldun et les historiens berbères, d'un trafic caravanier de plus en plus régulier : tissus de soie, perles et coquillages servant d'ornements ou de monnaies (les cauris), safran du Maroc contre les esclaves noirs. Un prince de Gao aurait fait venir d'Espagne des stèles funéraires sculptées à Almeria. Temps donc du développement de nouveaux centres d'échanges, déjà prospères : Tirekka (sur le Niger, en aval) et peut-être Tombouctou. Mais cette domination almoravide cessa dès l'an 1087 et ne laissa d'autres traces que la conversion plus ou moins assurée de quelques chefs de tribus.
La véritable occupation des pays du Soudan, au-delà des déserts, ne fut menée à bien que quelque cinq cents ans plus tard. Non par les rois du Maghreb qui, de Tlemcen à Tunis, en luttes continuelles les uns contre les autres, en butte à toutes sortes de rébellions et, très souvent, à de sanglantes guerres de succession, n'ont jamais, pendant des siècles, rassemblé des forces suffisantes pour tenter vers le sud de grandes aventures. Ils ne pouvaient conquérir dans les pays des Noirs de vastes territoires ni occuper les oasis, carrefours de routes. Cette occupation ne fut pas menée non plus, ensuite, par les Turcs, maîtres d'Alger en 1516, un an avant Le Caire. Les gouverneurs du sultan ottoman de Constantinople, que nous appelons à tort les « rois d'Alger », lancèrent certes plusieurs expéditions dans le Sahara central. Alors que les Marocains préparaient leurs attaques contre le Songhaï22, et sans doute pour les contrer ou les devancer, le pacha d'Alger, Salah Raïs, déjà célèbre pour ses courses en mer, mena en 1552 ses troupes très loin, au-delà du désert. Il prit Tombouctou où il fit, pour gonfler sa trésorerie, vendre à l'encan dix mille Noirs, hommes et femmes de tous âges. Sur le chemin du retour, il fit halte à Ouargla, que les habitants apeurés avaient déserté ; il n'y trouva que quarante chefs guerriers accompagnés de trafiquants et de marabouts des Noirs, venus là vendre leurs esclaves et qui rachetèrent leur propre liberté contre deux cent mille pièces d'or. Simple épisode, sans conséquence, pas même pour la traite23. Parfois couronnées de succès, les entreprises des Turcs d'Alger demeuraient toutes sans suite et, en aucun cas, ne pouvaient se conclure par l'occupation de vastes territoires ni même des oasis.
L'offensive vers le Soudan occidental fut, comme celle des Egyptiens contre les Ethiopiens, le fait d'un réveil religieux et bénéficia de la prise du pouvoir, au Maroc, par la dynastie des Saadiens. Réveil et réaction contre les erreurs f t les faiblesses des sultans Wattasides qui régnaient depuis 1472 24. Réaction aussi contre la présence des Portugais qui, de 1471 à 1506, occupèrent, de Tanger à Santa Cruz de Aguer, au sud de l'oued Draa, une dizaine de ports et de forteresses. Les Saadiens, Arabes du Hedjaz, n'étaient installés au Maroc que depuis le xve sièce, dans la région de Zagora, aux confins sahariens. En 1511, ils proclamèrent la guerre sainte, prirent Marrakech en 1517 et Fez en 1554. Vers 1550, ils revendiquèrent le contrôle des salines de Teghaza, situées en plein Sahara sur la route du Niger, exploitées alors pour le compte des souverains de l'empire noir du Songhaï, les Askias. Une première expédition, en 1585, leur permit d'occuper Teghaza mais demeura sans suite.
Al-Mansur relança l'attaque avec des moyens en tous points considérables. Un réfugié de l'empire songhaï d'Afrique noire, Ouloud Kirinfeld, proscrit et, disait-il, injustement privé de son héritage, obtint au Maroc l'aide qu'il demandait. Les Marocains réunirent une immense armée confiée à Djoudar, un eunuque espagnol renégat, armée formée pour une bonne part de mercenaires andalous et dont le ravitaillement, lors de la traversée du désert, était assuré par huit mille chameaux et mille chevaux de bât. Ils quittèrent Marrakech en novembre 1590 et, après une marche de mille cinq cents kilomètres en d'effroyables déserts, arrivèrent, quatre mois plus tard, début mars, sur le Niger. Vainqueurs le 13 mars, à Tondibi, lors d'un combat qui ne dura que deux heures, les musulmans entrèrent en force dans Gao. Quelque temps après, al-Mansur destitua Djoudar, à qui il reprochait de se satisfaire trop aisément des offres de paix de l'Askia qui, pourtant, offrait un tribut de dix mille esclaves et de cent mille pièces d'or. Le commandement fut donné à Mahmoud, autre renégat, qui infligea une retentissante défaite aux guerriers de l'Askia, lequel fut massacré par les habitants de la ville où il avait cherché refuge. L'empire du Songhaï fit place à un gouvernement confié à un pacha nommé par le sultan du Maroc. Les Marocains, qui avaient pu atteindre quelques-unes des mines d'or, les plus accessibles, en emportèrent au retour un chargement non négligeable ainsi que de l'ivoire, des bois de teinture, des chevaux et, surtout, un nombre considérable d'esclaves.
La conquête du Songhaï provoqua aussitôt un extraordinaire développement de la chasse aux captifs dans les pays du Niger. Dès les premières années, les prix de vente des hommes, qui était jusqu'alors de six ou dix mithkâls d'or par tête, tomba à un dixième de mithkâl. En 1594, une caravane comptait, au retour du Soudan, mille deux cents captifs et, cinq ans plus tard, le chef Djoudar, à la tête des troupes qui ne songeaient maintenant qu'à razzier, à faire du butin, ramenait à Marrakech un grand nombre d'eunuques et d'esclaves des deux sexes, parmi lesquels les filles de l'askia Ishaq II, empereur du Songhaï. Pendant tout le temps de l'occupation marocaine, « les hommes s'entre-dévoraient » ; le caïd Mansur, vainqueur de l'askia Nuh, fit sur-le-champ prisonniers tous ceux qui accompagnaient le souverain. Un autre caïd, Mami, fit la guerre aux Zaghawa, « tua leurs hommes et emmena leurs femmes et leurs enfants à Tombouctou, où ils furent vendus pour deux cents à quatre cents cauris chaque».

 

 

 

 

 

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