DE L'OUBLI A L'HISTOIRE
Oruno D. Lara
Espace et identité caraïbes
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KARIB ET NEGRES CIMARRONS

Le Père Jean-Baptiste Dutertre a publié en 1654-1667 une chronique qui fut très utilisée par les historiens. Or, sa relation semble remise en question depuis la publication en 1975 du Manuscrit anonyme paru en 1659, Histoire de l'Isle de Grenade en Amérique (1649-1659) 73. Ce que Dutertre dit de l'établissement des Français dans l'île de Grenade et surtout de leurs rapports avec les Karib diffère profondément des précisions que fournit le Manuscrit. Ce document décrit avec un luxe de détails la guerre opposant Karib et Français cherchant à occuper l'île.
Les Karib étaient commandés par Kaierouane. Le gouverneur de la Martinique, Du Parquet, envoya La Rivière à la tête d'un détachement précurseur à la Grenade, lui prescrivant de dresser quelques abris, des « ajou-pas seulement, proches le plus beau mouillage... pour mettre les armes et munitions à couvert » et de dire aux Karib qu'il ne s'agissait que d'un abri provisoire pour la pêche. La Rivière s'acquitta de sa mission auprès des Karib, « qui lui demandèrent pourquoi il avait pris pied sur leur terre » et il noya le tout sous de « bons coups d'eau de vie ». Quand Du Parquet vint prendre possession de la Grenade, le 20 mars 1649 (non en 1650), « on jeta bien de la poudre au vent pour en donner avis aux sauvages » qui étaient « tout tremblottants de frayeur dans leurs carbets ». Mais le chef, Kaierouane, ne s'en laissa pas conter : « Nous ne voulons pas de votre terre et pourquoi prenez-vous la nôtre ? ». Il s'agissait, répondit-on, de prévenir une descente offensive des Anglais. Les Karib consentirent à condition que les Français ne dépassent pas le carré de terre occupé. Alors on les fit « boire autant qu'ils voulurent en leur donnant quelques menus cadeaux ». Un processus de conquête se poursuivit avec l'escalade des représailles, avec des alternances d'accords et d'agressions, dans un climat permanent d'insécurité où le sort de chacune des îles resta lié aux événements qui secouèrent les autres. Au début, les indigènes échangèrent les produits de leurs jardins, de leur pêche, de leur chasse. Les Karib des îles voisines craignant de perdre leur principale escale lors de leurs expéditions vers la Terre Ferme, firent pression sur Kaierouane. En mai 1649, Du Parquet engagea une opération contre les Karib de Saint-Vincent accusés d'avoir participé à des incidents sanglants survenus en Martinique. Cinq mois plus tard, les équipages de trois barques de pêche de Martinique pillèrent aux Grenadines une grande pirogue. Les Karib de Saint-Vincent exercèrent des représailles sur les Français de la Grenade. Des pêcheurs venus de Martinique assaillirent des Karib, détruisant des carbets à la Grenade, dont ceux du Capitaine Duquesne, un ami des Français. Une guerre commença, que Dutertre résuma ainsi : « Les sauvages, poussés d'un mauvais génie, huit mois après la prise de possession, s'avisèrent de leur faire la guerre 74. » En 1650, Thomas, Karib de Dominica, furieux d'essuyer un refus du Capitaine Duquesne de lui accorder sa fille, se vengea en tuant le frère de celle-ci puis courut se réfugier en Martinique. Il déclara à Du Parquet qu'il lui offrait la possibilité de chasser définitivement les Karib de la Grenade. Le gouverneur de la Martinique se mit à la tête d'une expédition militaire et débarqua à la Grenade le 26 mai. Le 30, soixante hommes commandés par Jaham de Vert Pré, conduits par le traître, se faufilaient à la pointe nord de l'île et massacraient les Karib occupés à célébrer un grand « vin » rituel75. Certains, plutôt que de tomber aux mains des Français, préférèrent se jeter du haut d'une falaise abrupte (le Morne des Sauteurs). Du Parquet et sa troupe regagnèrent la Martinique le 7 juin.
L'établissement des Français à Marie-Galante, Sainte-Lucie et à la Grenade incita les Karib à multiplier leurs raids. La Rivière et ses compagnons installés à Sainte-Lucie, les colons de Marie-Galante, les Hollandais établis au Fort-Royal furent décimés. En janvier 1654, le Père Pelleprat, de retour de la Côte Ferme, vit sa barque assaillie par trois cents guerriers Karib se rendant à la Grenade dans huit pirogues. En avril, cinq cents Karib attaquèrent les quartiers français de la Grenade (Marquis, Beauséjour). Du Parquet, qui avait reçu des renforts extérieurs, lança deux expéditions, en janvier et en juin 1654, contre Saint-Vincent. La riposte des Karib regroupa deux mille guerriers venus de toutes les îles qui pourchassèrent Du Parquet jusqu'à Saint-Pierre. Il ne dut la vie sauve qu'à l'arrivée de quatre vaisseaux de guerre hollandais. En octobre, la Grenade subit l'attaque de mille cent Karib. Expéditions et représailles se succédèrent à la Grenade en mars et août 1655 et en mars 1656. Les assauts s'intensifièrent en 1657, quand Karib et nègres cimarrons conjuguèrent leurs efforts. Ils attaquèrent la Grenade le 22 mars 1657 (messe des Rameaux), à la mi-avril, les 30 mai et 3 juillet. En août 1657, ils organisèrent une expédition contre Saint-Pierre (Martinique). Une trêve fut conclue le 18 octobre entre le Capitaine Nicolas (Karib) et Du Parquet et le 12 novembre 1657 avec le Capitaine Du Buisson à la Grenade. Profitant d'une sédition qui éclata en Martinique en juillet 1658 après le décès de Du Parquet 76, un groupe de colons de la Grenade chercha à exterminer les Karib qui occupaient la Capesterre. Ils attirèrent le Capitaine Nicolas à Saint-Pierre et le tuèrent. Puis une assemblée de colons de Martinique décida le 21 octobre 1658 d'organiser une expédition visant l'occupation de la Capesterre, l'érection d'un fort et l'établissement de nouveaux habitants. L'incursion du Capitaine Warnard, de Dominique, avec cent hommes à la Grenade en juin 1659, pilla les quartiers de la Grenade (Beauséjour, le Grand Masle, Morne Boucaud).
Par un accord signé en 1660, Anglais et Français convinrent de laisser aux Karib la disposition des îles de Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent et Tobago. Très vite pourtant, ils se disputèrent pour la domination des « îles neutres », depuis la date de ce traité jusqu'en 1763- Du côté français, un traité de paix conclu en janvier 1678 entre le gouverneur général des îles, Blénac, et deux chefs Karib de Saint-Vincent, Moigna et Jonana, fut très vite remis en cause, trois mois plus tard.
C'est dès cette époque qu'apparurent les nègres cimarrons qui parvinrent à fuir et à se rendre dans les îles neutres. Les premiers mélanges Karib/nègres fugitifs se firent dès le XVIe siècle. Leur nombre s'accrut pro- gressivement à partir des années 1635-1645, avec l'arrivée de nouveaux fugitifs. Ils se joignirent aux Karib dans leur lutte contre les Européens. Leur groupe se renforça avec des cimarrons échappés des navires négriers qui passaient dans les parages ou qui s'échouaient. Mélangés aux Karib, adoptant leurs mœurs, leurs habitudes de pêcher et de se battre, ils devinrent ces redoutables guerriers qu'on a retenus sous le nom de Black Karib ou Nègres Karib. Le voyageur Jean-Baptiste Leblond les a décrits en 1767 :
« A la force du corps, les Caraïbes noirs joignaient l'audace. Ne pouvant être aperçus dans l'obscurité, la nuit, à cause de leur couleur, ils fondaient sur l'ennemi qui, n'ayant pas même le temps de se mettre en défense, était battu dans toutes les rencontres et ne trouvait asile que dans les bois ».
Leur présence dans ces îles attisait l'envie de certains colons qui auraient préféré les posséder comme esclaves dans leur atelier. Le bruit courait - bruit qu'on s'empressait d'ailleurs de grossir à son avantage -qu'ils étaient même... réclamés tous les ans en justice comme propriété d'une maison de commerce de la Barbade. De 1660 à 1719, quelques colons français et anglais tentèrent avec plus ou moins de succès d'obtenir des concessions de terrain des indigènes. C'était une manière prudente de prendre position sur quelques îles neutres au prix d'une certaine rétribution en tafia, sabres et fusils. Les Karib « rouges » durent céder des terres à cultiver car en 1719, les îles de Sainte-Lucie et de Saint-Vincent étaient partiellement colonisées par des gens venus de la Martinique. L'accroissement du nombre des Karib noirs qui devinrent plus nombreux que les « rouges » se signala par le choix qu'ils firent d'un chef nommé Tourouya. Ils décidèrent alors, vers 1719-1720, de faire payer les colons une nouvelle fois, mais à leur propre compte. Il fallut céder, narre le chroniqueur, « et Tourouya, en homme avisé, se fit construire avec le produit de ces nouvelles ventes une jolie habitation située dans les hauteurs de la vallée de Calliacoua ». Ce chef réussit à établir son autorité sur tous les Karib de l'archipel. Plusieurs pirogues furent enlevées avec leurs propriétaire par des corsaires anglais, surtout en période de guerre au XVIIIe siècle. Ces enlèvements d'indigènes incitèrent ces derniers à contracter une alliance avec les Français vers 1739-1740.
On s'aperçoit, à la lecture des documents, que la situation des îles neutres s'est détériorée. Les indigènes adressèrent directement leurs doléances au gouverneur qui informa Versailles. Ils se plaignaient des colons qui provoquaient des « désordres », comme ce Riquet, habitant au Calliacoua, qui cherchait à dépouiller un Karib nommé La Rochelle de ses terres. Des missionnaires tentèrent eux aussi de s'installer en 1720-1725, mais ils se heurtèrent à l'hostilité des indigènes.

 

 

 

 

 

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