LES NEGRIERS EN TERRES D'ISLAM
la premiere traite des Noirs VIIe - XVIe siècle Jacques Heers

L'iman Gran et les Turcs (1529-1570)
La menace contre le royaume chrétien ne pouvait venir des Arabes par la mer Rouge, pas de ces comptoirs ni même de ces sultanats, plus ou moins stables, plus ou moins éphémères, pour qui le négoce des captifs l'emportait sur toute autre préoccupation, sur toute autre entreprise. Les grandes offensives furent conduites par les Egyptiens et, plus encore, par les Turcs qui, dès qu'ils mirent la main sur Le Caire, attaquèrent en force, remportèrent de foudroyants succès et furent, en un moment du moins, sur le point de prendre toute l'Ethiopie.
Ce fut d'abord et pendant quelques années une guerre sainte menée sous les étendards d'un chef religieux, réformateur et tribun, iman serviteur de Dieu, qui, rassemblant des foules d'hommes pieux, fit la chasse aux Infidèles et aux mauvais croyants. Né en 1500, Ahmad ibn Ibrahim al-Rhazi, que les chrétiens nommaient « Gragne » ou « Gran » (le Gaucher), se rendit célèbre dès l'âge de dix-huit ans par ses songes, visions et prophéties, et plus encore, prédicateur inspiré, meneur de foules, par ses appels à la révolte contre les habitants du Caire, en particulier contre le sultan Abu Bakr l3, contre la corruption des officiers de haut rang, contre les chefs indignes ou impurs et la décadence des mœurs. Il alla prêcher aux confins de l'Abyssinie, fit alliance avec quelques tribus hostiles au Négus et proclama la guerre sainte. Maître du sultanat d'Adal, il donna sa sœur en mariage à l'un des plus puissants chefs somalis. Sous le commandement de quatre émirs musulmans et de plusieurs patrices éthiopiens renégats, ceux-ci véritables fers de lance des offensives, son armée comptait, disent les chroniques, vingt mille archers et cinq mille cavaliers, tous vêtus de brocart brodé de fils d'or .
En mars 1529 il fit avancer ses troupes, envahit les hauts plateaux, infligea une retentissante défaite aux chrétiens, les chassa hors des sultanats musulmans, Shoa et plusieurs autres qu'ils avaient repris, et y nomma des gouverneurs, maîtres aussitôt du trafic des esclaves éthiopiens. Ses guerriers fanatisés terrorisaient les villages, prenaient les femmes et les enfants en otage, et firent partout un énorme butin, aussitôt réparti selon la loi, « à un fil, à une aiguille près ». Quand les hommes chargeaient, les femmes suivaient; elles se précipitaient montées sur leurs mulets et, après la déroute des ennemis, disaient : « J'ai pris quatre femmes chrétiennes, et d'autres disaient en avoir cinq ou six. » Le camp royal des chrétiens fut envahi le 28 octobre 1531 : « On prit des milliers de femmes magnifiques, des fils et des filles de patrices. » Pour humilier davantage les vaincus, les femmes nobles furent données sur-le-champ, comme concubines, à des chefs musulmans, pas tous de haut rang.
Dès lors, et ce fut vraiment le tournant décisif de cette guerre qui, autrement, se serait certainement essoufflée, Gran reçut l'appui et le renfort des Turcs, qui, maîtres de l'Egypte en 1517, rompaient brutalement avec la politique des sultans mamelouks du Caire, lesquels, jusque-là, avaient certes maintenu avec le royaume chrétien d'Ethiopie des relations toujours tendues, souvent difficiles, mais s'étaient gardés d'intervenir en force. Par ailleurs, établis depuis quelque temps sur la côte d'Arabie, notamment à Zabid, ville du Yémen à faible distance de la côte et au nord de Moka, les Turcs pouvaient contrôler les mouvements des navires sur la mer Rouge et acheminer aisément d'autres renforts. Moins nombreux sans doute que les guerriers de l'iman, on les vit pourtant prendre la direction de cette guerre qui connut très vite une autre dimension, celle d'une guerre ottomane, et donc d'un affrontement bien plus général, sur le front d'Afrique et de la mer Rouge, entre Islam et Chrétienté.
Dès l'an 1310, le Négus avait appelé à l'aide. Son ambassade à Avignon, près du pape Clément V, fit que les chrétiens d'Occident pouvaient désormais identifier et même situer cet Etat chrétien, jusque-là mythique et embrumé de légendes. La guerre entre Islam et Chrétienté se découvrait un autre champ de batailles. Le pape et les rois prenaient conscience de l'intérêt et de la nécessité de s'allier aux chrétiens d'Afrique. En 1317, Guillaume de Adam, auteur d'un traité de recouvrement de la Terre sainte, le De modo Saracenos extirpendis, proposait de fermer la mer Rouge aux musulmans en lançant une offensive maritime pour occuper Aden et l'île de Socotra. En 1422, Guillebert de Lannoy, autre auteur appliqué à rechercher les moyens d'affaiblir l'Islam et de reprendre Jérusalem, regrettait que, pour détruire l'Egypte, l'on ne puisse détourner le cours du Nil : « Le Soudan [les Noirs de Nubie?] ne pourrait jamais détourner le cruchon de cette rivière du Nil, mais le prêtre Jean le ferait bien et lui donnerait autre cours s'il le voulait. S'il ne le fait, c'est pour la grande quantité de chrétiens qui habitent l'Egypte, lesquels, pour sa cause, mourraient de faim . » Dans le temps même où il attaquait les sultanats musulmans d'Abyssinie, le Négus Yaskaq (1414-1429) adressa deux ambassadeurs au roi d'Aragon. Dès lors, la lutte contre l'Islam s'étendait, par toutes sortes de démarches et d'actions diplomatiques ou militaires, bien au-delà du monde méditerranéen. Les princes d'Espagne et d'Italie envoyaient en Ethiopie des artisans, architectes, charpentiers, maîtres verriers, fabricants d'orgues et armuriers. En 1480, à la cour du prêtre Jean, une bonne dizaine d'Italiens, estimés pour leurs talents, vivaient, contents de leur sort, établis là depuis vingt-cinq ans.
Contrairement à ce que nous lisons dans les manuels qui privilégient toujours l'économie et la seule quête des profits, nous devons bien admettre que les Portugais, aventurés à la reconnaissance des terres au-delà du cap de Bonne- Espérance, ne se préoccupaient pas seulement de la route des Indes et du négoce des épices. De la sorte, ils s'engageaient aussi, non par hasard, non parce qu'ils les trouvaient sur le chemin de l'Inde, mais délibérément, dans la guerre contre les Arabes, fort loin de Cochin et de la côte de Malabar. Pour mieux préparer l'action de ses navires, le roi de Portugal fit, par l'envoi d'une téméraire mission d'observation, reconnaître les futurs théâtres des combats, évaluer les forces des Arabes et des Ottomans, chercher des alliés peut-être. De 1487 à 1490, Pedro de Cavilha entreprit, par terre, une longue et périlleuse expédition pour visiter ces pays et apprécier les ressources des ennemis : par Le Caire, il gagna Souakim, passa la mer Rouge, atteignit Aden et, de là, Djeddah, La Mecque et Médine, puis Ormuz, pour, après trois années de pérégrinations de plus en plus risquées et aventureuses, semées de toutes sortes d'embûches, trouver la mort en Arabie. L'offensive maritime dans l'océan Indien, inséparable des missions de découverte de la route des Indes, se poursuivait sans discontinuer : Vasco de Gama, en janvier 1499, mena sa flotte sur la côte africaine des Somalis. En 1517, l'année même où les Turcs arrachaient l'Egypte aux mamelouks, la ville de Zeila, où les musulmans s'étaient établis dans les années 1150, fut prise et complètement brûlée par les Portugais qui, pour ruiner le commerce des Arabes, menaient une campagne systématique contre tous leurs comptoirs.
Trente ans plus tard, le 12 février 1541, une flotte portugaise débarqua quatre cents hommes à Massaouah puis d'autres encore, un peu plus tard, à Arkiko, port de la mer Rouge, tout à côté de Massaouah. Si les navires, qui poursuivaient leur route vers le nord pour attaquer directement les fortes positions des Turcs, furent tenus en échec, les troupes, sous le commandement de Christophe de Gama, le quatrième fils de Vasco, réussirent à gagner le haut plateau abyssin, essuyèrent d'abord une terrible défaite face à l'armée de l'iman Gran, renforcée par un millier de Turcs et une dizaine de canons, mais les survivants allèrent rejoindre le Négus Galawdemos (dit Claudius). Très loin de là, à cinq heures de marche au sud de Gondar, ils attaquèrent ensemble et emportèrent le camp musulman à Daradjé. L'émir Gran y laissa la vie (février 1543).
La guerre pour l'Ethiopie devait durer encore longtemps, laissant le royaume chrétien affaibli, ses églises détruites, les terres rainées, des communautés entières - des milliers de personnes - réduites au servage et emmenées au-delà des mers. Le Négus Galawdemos fut tué au combat en mars 1559 et décapité sur place : « L'on plaça sa tête sur le dos d'un âne et, en un cortège burlesque, on la transporta jusqu'à Nur. On l'envoya dans le royaume d'Adal, où on la fixa sur un pieu. » Pourtant, grâce à l'arrivée de quelques nouveaux renforts portugais, les Turcs furent chassés des
hauts plateaux abyssins et contraints de se replier vers le nord, jusqu'à Souakim (en 1558).
Aux combats de la Sainte Ligue formée par le pape pour arrêter l'offensive ottomane en Méditerranée occidentale, répondaient ainsi, dans les mêmes temps ou à quelques années près, ceux des Portugais dont les secours, bien modestes en nombre, furent pourtant décisifs. Les Turcs, tenus en échec en Méditerranée au siège de Malte, en 1565, et défaits par les chevaliers de Malte, les Espagnols et les Italiens, à Lépante en 1571, furent, en Afrique, refoulés d'Abyssinie en 1558 par les Portugais. Toutes leurs tentatives pour, du Yémen cette fois, conquérir le royaume chrétien échouèrent ensuite lamentablement; en 1570, l'année d'avant Lépante, ils tentèrent d'y débarquer d'importants partis de cavaliers mais ne réussirent qu'à jeter l'ancre et, quelques jours après, renoncèrent et furent contraints de rembarquer tous leurs hommes, non sans mal, au prix de lourdes pertes; de même en 1578, puis encore en 1589 et en 1597 . Ce n'était pas seulement perte de territoires et fin des grandes ambitions de conquêtes, mais aussi échecs durement ressentis, comme de voir se fermer l'un des plus vastes territoires pour la chasse et le trafic des esclaves.

 

 

 

 

 

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