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LES NEGRIERS EN TERRES D'ISLAM
la premiere traite des Noirs VIIe - XVIe siècle Jacques Heers
Les sultanats islamiques en Ethiopie (XIIe
- XVe siècle)
Pendant plusieurs siècles, les armées d'Egypte n'allèrent
pas plus loin en Nubie ou, au-delà, en Abyssinie. Les menaces,
les incursions et les razzias, puis les premières attaques contre
les Ethiopiens ne sont donc pas venues du nord, le long de la vallée
du Nil, mais de l'est, de la côte africaine de la mer Rouge, là
où les Arabes du Hedjaz et du Yémen avaient, dès
les tout premiers temps de l'Islam, fondé plusieurs comptoirs marchands,
têtes de pont pour des expéditions hasardées dans
l'intérieur.
En 615 ou 620, onze Arabes, quatre d'entre eux accompagnés de leurs
femmes, s'étaient établis dans l'un des ports de l'Abyssinie.
Quelques années plus tard, une autre expédition, fuite aventureuse
peut-être d'un clan persécuté par ses voisins, amenait
sur les mêmes rivages soixante-trois hommes et dix-huit femmes.
Certains ne demeurèrent que peu de temps ; les autres, plus nombreux,
bénéficièrent d'une large hospitalité et,
sans doute favorisée par de fructueux contacts avec des trafiquants
indigènes, fondèrent des foyers stables, bâtirent
une mosquée et des maisons. Mais les rapports, jusque-là
très pacifiques, entre Arabes et Africains prirent brusquement
un autre tour en 628 avec l'invasion de l'armée arabe de Khaibar
suivie, en 631-632, d'une série de razzias .
De leur côté, les Abyssins ne faisaient pas que se défendre
et répliquer mais armaient pour la course ; en 702, ils se lancèrent
à l'assaut de la côte d'Arabie, notamment du port de Djeddah.
Mais ils subirent de durs échecs et, contraints de se replier,
laissant de nombreux morts et de nombreux prisonniers sur le terrain,
incapables de compenser leurs pertes et de rassembler d'autres flottes,
ce fut pour eux la fin de leurs ambitions et des tentatives d'invasion
en terres d'islam. Ports et chantiers d'armement complètement ruinés,
leurs pirates réduits à guetter des proies faciles, leurs
navires marchands voués à de modestes cabotages, ils ne
songeaient plus qu'à résister aux attaques des Arabes, des
Yéménites et des Perses, attaques de plus en plus nombreuses,
non plus limitées à quelques surprises de nuit.
Cependant, les musulmans n'ont, en ces temps, jamais débarqué
de fortes armées et ne formaient nul projet d'envahir les hauts
plateaux les armes à la main pour chasser les officiers chrétiens
du royaume du prêtre Jean et prendre le pouvoir. Ils ne se sont
implantés que sur la côte, accessible de l'Arabie en quelques
heures de traversée, et ce n'étaient là que lieux
de traites et d'entrepôt. Ces entreprises, bien modestes et, pour
quelques-unes, sans lendemain, dispersées en plusieurs points -
certaines mal connues ou totalement inconnues des historiens plus tard
-, furent généralement le fait d'hommes à la recherche
d'un asile ou de négociants avides, voire d'aventuriers. La plupart
ne se risquaient même pas à jeter l'ancre sur l'une des plages
du continent et ne se sont établies qu'en des îles protégées
de la terre ferme par un étroit chenal ou reliées seulement
par une langue de terre découverte à marée basse.
Malgré leur petit nombre et leur situation souvent précaire,
quelques comptoirs ont bravé le temps, se sont développés
et ont vite tenu leur rôle dans les transactions marchandes, tout
particulièrement dans le trafic des esclaves éthiopiens.
L'archipel des Dahlaks, face à la ville île Massaouah, d'abord
simple refuge ou escale pour leurs navires et sorte de pénitencier
pour les hommes condamnés
par les califes de Bagdad, leur permettait déjà de préparer
des incursions chez les tribus de l'arrière-pays et d'armer pour
d'autres reconnaissances du littoral vers le sud. C'est alors qu'ils s'installèrent
à Zeila, près de l'actuelle Djibouti; puis à Aydab,
port d'embarquement pour les pèlerins de La Mecque mais qui, situé
au débouché des pistes caravanières venant du Nil
- principalement d'Assouan située à quinze jours de marche
-, fut, jusqu'au début du xve siècle, le grand centre d'échanges
des produits orientaux contre des captifs noirs ; enfin, à Souakim,
ville bâtie sur une île séparée du continent
africain par un chenal encombré de coraux, île peuplée
de Bugas, tribu des Noirs habitant le pays entre le Nil et la mer Rouge,
et déjà de métis d'Arabes immigrés.
Les trafiquants couraient à la chasse aux captifs à l'intérieur
du continent, d'abord au plus près, au nord du plateau abyssin.
Une caravane de chrétiens d'Ethiopie, comptant trois cent trente-six
moines et quinze religieuses, qui se rendaient en pèlerinage en
Terre sainte suivant la côte vers le nord, fut attaquée par
des nomades à la solde de ces trafiquants ; tous furent massacrés
ou réduits en esclavage puis conduits sur l'autre rive de la mer.
Les musulmans se hasardèrent ensuite de plus en plus loin, jusqu'au
cœur du royaume d'Ethiopie où ils fréquentaient les
postes de traite, campements sommaires aux carrefours des pistes, et entretenaient
des commis dans chaque ville ; ils suivaient le roi chrétien et
la cour dans leurs déplacements. Dans les régions les plus
éloignées, principalement dans le pays de Damot, au sud-ouest
du royaume, où vivaient un grand nombre de païens, «
ils achètent par centaines les meilleurs esclaves qui deviennent
ensuite de bons maures et de vaillants guerriers. On les vend à
haut prix jusqu'aux Indes et en Grèce».
Les captures et les convois exigeaient des relais, des rabatteurs, des
guerriers et des geôliers responsables des enclos rudimentaires
où l'on gardait les prisonniers. Ces hommes de confiance, se mêlant
alors aux indigènes, formèrent ici et là des foyers
de populations métissées.
Ils pratiquaient strictement l'islam, s'appliquaient à convertir
leurs voisins et gardaient des liens avec les villes et les embarcadères
de la côte, acheminant par caravanes, sur d'innombrables routes,
des centaines ou des milliers d'hommes et de femmes enchaînés.
Ce sont eux qui, établis chez les Noirs, de façon très
précaire certes mais à demeure, déjà familiers
du pays, des hommes et des langues, ont, très tôt et très
vite, dès les toutes premières années 800, donné
une impulsion considérable à la traite musulmane d'Orient.
Sur les hauts plateaux, sont nés, à partir d'enclaves d'abord
modestes, d'une façon que nulle chronique ne rapporte, de véritables
sultanats musulmans, s'administrant eux-mêmes, ne reconnaissant
que leur Loi. Al-Umari, historien de l'Egypte et de l'Afrique orientale,
en dénombrait sept. D'autres auteurs les disent plus nombreux,
et il serait bien risqué de prétendre en dresser le compte
exact tant la situation était partout mouvante, incertaine, à
la merci de reprises en main par les Ethiopiens eux-mêmes. L'existence
de plusieurs sultanats musulmans parfaitement autonomes, particulièrement
actifs et prospères, ne fait pourtant aucun doute : celui d'Adal,
sur les hauts plateaux; celui de Shoa ou Choa, attesté vers l'an
1100, loin de la côte, à l'ouest du Nil Bleu et juste au
nord du chapelet des lacs intérieurs ; celui d'Awfat ou Ifat, de
la dynastie des Walashma, bien plus vaste, loin de la mer aussi; et quelques
autres, encore plus à l'ouest. Ils ne tiraient de leur sol que
de maigres récoltes et ne devaient leur survie qu'à l'incessant
trafic des captifs conduits, au prix de longs et pénibles cheminements,
vers d'autres postes de traite, lieux d'étape, de rassemblement
et de castration, puis vers la côte. Le sultan d'Adal9, lui-même
esclavagiste expérimenté, à la tête de vastes
réseaux, envoyait très régulièrement quantité
d'esclaves à La Mecque, au Caire et dans les Etats d'Arabie .
Au grand déplaisir des sultans d'Egypte, qui espéraient
trouver en eux des alliés et les voir attaquer les chrétiens
d'Abyssinie sur plusieurs fronts, les maîtres de ces sulta- nats
islamiques, pourtant solidement implantés dans le pays, n'ont pas
vraiment menacé le royaume d'Ethiopie. Ils lui devaient régulièrement
un tribut qui, généralement, consistait en des produits
d'Irak et du Yémen, en étoffes de lin et de soie fabriquées
sur l'autre rive de la mer Rouge et importées en Afrique en échange
des esclaves noirs. Ils ne se sont jamais unis mais, au contraire, s'opposaient
sans cesse en de sordides et continuelles querelles, les vaincus cherchant
volontiers refuge en Abyssinie. Très rares furent ceux qui firent
vraiment la guerre aux chrétiens. L'histoire ou la légende
disent certes les hauts faits des Walashma d'Awfat qui, pendant trente
ans - de 1414 à 1444 -, menèrent leurs hommes à l'assaut
des villes, des marchés, des églises et monastères
des Abyssins. Héros légendaire lui aussi, Sham al-Dia, sultan
d'Adal, à la tête d'une armée de cavaliers d'esclaves
blancs, turcs pour la plupart, infligea une lourde défaite aux
Ethiopiens et à leur roi, le Négus Eskender . Mais ce n'étaient
que raids pour ramener des hommes et du butin, non vraiment la guerre
sainte pour l'expansion de l'islam et la mise sous tutelle des Infidèles.
Rien d'autre peut-être que quelques sursauts de ces Etats aventurés
si loin en terres chrétiennes pour défendre leurs libertés
contre les Ethiopiens car ceux-ci s'intéressaient à leurs
affaires, exigeaient des tributs de plus en plus lourds et tentaient par
tous les moyens de s'assurer de larges accès à la mer Rouge.
Ou n'était-ce pas plutôt, tout ordinairement, acharnement
à garder sous contrôle et à défendre les marchés
et les réseaux du trafic des Noirs? En dépit de ces quelques
rares succès et des exploits de guerriers charités par des
récits héroïques, les Etats islamiques nés de
la chasse aux Noirs étaient appelés à disparaître.
Le Négus Yaskaq (1414-1429) réagit violemment. Il lança
ses troupes, fit tuer tous les musulmans pris en chemin et brûler
leurs mosquées .
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