Oruno D. Lara
KARIB ET ARAWAK

Le dossier des Karib qui s'ouvre avec le Journal et la lettre de Colomb s'alourdit avec les écrits européens visant à connaître l'espace des Caraïbes. Il y a quatre catégories de ces écrits :
- les rapports et les chroniques des colons, missionnaires et voyageurs qui se rendent aux Caraïbes, particulièrement les chroniques des missionnaires dominicains et jésuites qui ont vécu plusieurs années dans les îles peuplées de Karib. Ces relations sont influencées inévitablement par les objectifs et les présuppositions de leurs auteurs. Certaines de ces relations ont une grande valeur ethnographique ;
- les histoires des nations européennes aux Caraïbes, fondées sur des archives européennes, qui prennent peu en compte la culture des indigènes ;
- une archéologie des Caraïbes très peu développée ;
- une anthropologie qui a du mal à s'imposer en l'absence de sociétés indigènes contemporaines qui auraient pu servir de référence de comparaison. Une telle anthropologie est rédigée exclusivement par des Européens qui tentent de reconstruire la société indigène comme elle était à la veille de la conquête.
Tous ces écrits ont un intérêt historiographique indéniable. Néanmoins ils participent tous, à des degrés divers, à l'élaboration, à la construction du discours colonial. Il ne peut donc pas être question de les considérer comme des textes indépendants et objectifs, ce qu'ils affirment être. Une critique de ce discours colonial s'impose. Elle débouche sur une relecture de l'articulation du processus de colonisation et sur plusieurs problèmes politiques et historiques.
Au vrai, les deux termes, Karib et Arawak, signalent l'existence d'une coupure interne dans la perception européenne des naturels des Caraïbes. Une division diversement modulée dans tous les écrits européens, depuis les notes de Colomb jetées fébrilement sur son journal de bord jusqu'aux travaux historiques et anthropologiques contemporains. Il ne s'agit pas ici de nous engager dans des discussions archéologiques, anthropologiques et linguistiques nécessaires pourtant à la compréhension de cette histoire. Il s'agit de préciser la terminologie, de distinguer dans l'histoire les Karib des non Karib (plus tard Arawak). Le mot Karib (sauvage mangeur d'hommes) s'explique donc aisément par un conflit intérieur de Colomb,, comme en témoigne son Journal de bord.
Le dualisme Karib-Arawak s'ancre dans le discours colonial de l'Europe. Les travaux européens, historiques et anthropologiques, évoquent toujours le même récit fondamental. Présenté très succinctement, que dit-il ?
Les Caraïbes insulaires auraient été peuplées à l'origine par de pacifiques agriculteurs rencontrés par Colomb au cours de son premier voyage. On les appela Arawak. Puis les îles furent peuplées par de féroces mangeurs d'hommes et nomades, les Karib, qui depuis plusieurs siècles pourchassaient leurs ennemis dans l'arc oriental jusqu'à Puerto Rico. Ils étaient connus pour enlever des femmes Arawak. Ces Arawak insulaires, trop fragiles pour résister au choc des Espagnols, disparurent victimes des virus et de l'esclavage. En revanche, les Karib belliqueux défendirent leurs îles avec tant de férocité que les Espagnols les laissèrent tranquilles et s'intéressèrent plutôt au Mexique.
Qu'y a-t-il de vrai dans tout ce récit dont l'intérêt principal réside dans sa terminologie et dans le maintien d'une remarquable stabilité ? C'est encore aujourd'hui tout ce que peuvent dire les auteurs francophones, obstinément accrochés à cette dualité.
Un manuel d'histoire des West Indies publié à Londres en 1956 décrivait les deux groupes de la manière suivante : « Les Arawak (...) étaient des gens doux et pacifiques. Ils n'avaient aucune raison d'être autrement. (...) A l'époque de Colomb, les Arawak occupaient les grandes îles des Caraïbes ; mais dans l'île la plus orientale, Puerto Rico, ils souffraient déjà des raids d'une population d'intrus beaucoup plus belliqueuse, que les Espagnols nommèrent Karib. Karib signifie cannibal ; le cannibalisme était une des caractéristiques de ces maraudeurs nés sur des pirogues qui poussaient vers le nord, le long de la ligne des Petites Antilles, et soumettaient en esclavage ou détruisaient les premiers habitants sur leur route ».
Le Handbook of South American Indians, ouvrage de référence publié en 1946-1950, évoque lui aussi ce dualisme. Un auteur, Irving Rouse, observe les Caraïbes plus pêcheurs qu'agriculteurs, aux canoës plus élaborés, cannibales, originaires, comme les Arawak, d'Amérique du Sud. Plus robustes que les Arawak, « aux corps flexibles, de taille moyenne (selon quelle échelle ?) », ils sont qualifiés de « truculents et vindicatifs ». Bref, on a dans ces textes qui se veulent historiques et scientifiques l'élaboration et la corroboration de stéréotypes ethniques. Le groupe d'indigènes qui interviennent à la Baie de las Fléchas contre les Espagnols ont été classés par les anthropologues soit comme Karib, soit comme Ciguayo, un groupe séparé, distinct des Arawak, afin de maintenir la pureté de la dichotomie Arawak-Karib.
On peut s'interroger sur ces stéréotypes, examiner comment et pourquoi ils ont surgi et ont survécu si longtemps. Et quelles sont les relations qu'ils ont avec la vérité historique. Le dossier Karib comprend également les relations des XVIIe et XVIIIe siècles, comme celles de Charles César de Rochefort) Jean-Baptiste Dutertre (1610-1687) 6o, Jean-Baptiste Labat (1663-1738) 6l.
Le terme Arawak apparaît en 1540. Fray Gregorio Batela, évêque de Cartagena, mentionne les Indiens Aruaca de Guyane. Quatre ou cinq ans plus tard, Rodrigo de Navarrete rédige une Relation sur « les Provinces et Nations des Aruacos, qui habitent la côte de Terre Ferme » à deux cents lieues et plus de l'île de Margarita. Ce terme est utilisé comme nom ethnique, Aruacas dans le Traité de géographie de Juan Lopez de Velasco en 1775. Or, le groupe de ces indigènes de Guyane s'appelle lui-même Luk-kunu (Lokono) qui signifie « être humain ». Selon certains auteurs, aruac (mangeur de manioc), serait le nom donné par leurs voisins à un groupe d'indigènes établi entre les fleuves Corentyn et Pomeroon de Guyane. Quelle que soit son origine, le mot Arawak (et ses variantes) fut adopté par les Espagnols et appliqué par eux aux Lokono de Guyane et à leur langue. Les linguistes ont réuni dans la famille Arawakan toutes les langues s'y rapportant.
Taïno (ou encore nytaïno), que le Catalan Ramon Pane ne comprend pas, signifie noble ou personnage important dans la langue des indigènes de Haïti. Il a été adopté comme nom de la langue parlée dans les grandes îles (Cuba, Haïti, Jamaïque, Puerto Rico) en 1836 62. Plus tard, Harrington, en 1921 et Loven en 1935 utilisent ce terme pour se référer à la culture principale de ces îles et à leurs habitants. Irving Rouse a publié en 1992 un ouvrage intitulé The Tainos : Rise and Décline of thé People who gree-ted Columbus. Ce même auteur imposa pendant longtemps sa vision des indigènes et ses hypothèses archéologiques 63. Rouse conclut que les fameux Ciguayos de Las Fléchas étaient des Karib. D'où le mythe sorti renforcé d'un Caonabo originaire de Guadeloupe. Le Handbook, par ailleurs, divise l'Amérique du Sud en aires culturelles (aire circum-Karib). Une classification est élaborée par les auteurs qui utilisent le concept de « Mésoamerica » créé par Kirchhoff en 1943. On pourrait évoquer le cas des Sub-Taïno des îles Bahamas ou celui des hypothétiques Ciboney. Ce dernier terme a été employé en 1921 par M.R. Harrington pour désigner tous les groupes non agriculteurs des Caraïbes.
Arawak est un mot qui n'a jamais été employé par aucun indigène des Caraïbes. Aux XVI et XVIIc siècles, des groupes d'indigènes de la Terre Ferme se revendiquèrent comme Karina ou des noms approchants. Pour les Européens, les habitants des îles de l'arc oriental étaient des Karib et ils parlaient une langue Karib. Version corroborée par les travaux du Père Raymond Breton, auteur d'un Dictionnaire Caraïbe-Français paru en 1665. Les linguistes nommèrent Cariban une famille de langues englobant celle parlée par les Karina et les « Karib insulaires » dont quelques locuteurs vécurent en Dominique jusqu'au début du XXe siècle. On aurait observé que les femmes parlaient Arawak et les hommes le Karib. Mais une découverte linguistique bouleversa cette construction historique : la langue des Karib insulaires, ces anthropophages, est en fait une langue de la famille Arawakan. Selon Douglas Taylor, un anthropologue qui a longtemps résidé en Dominique, les Karib étaient diglossiques plutôt que bilingues. Selon Oviedo, Karib signifie brave et audacieux. Le fameux cri des Karib a été adopté par les indigènes, ces acteurs d'une longue guerre de résistance contre les Espagnols. On trouve aussi kanibna (manioc amer en langue arawak).
On s'aperçoit finalement que plusieurs de ces termes (.Karib, Arawak, créole, nègre) ne se conçoivent que dans le processus de colonisation. La carte ethnique de l'aire des Caraïbes esquissée par les premiers colons européens était elle-même le produit d'un processus de colonisation. Au vrai, on peut distinguer trois niveaux :
- la carte ethnique comme elle a existé réellement avant 1492 et que nous ignorons ;
- les réalignements ethniques qui s'opérèrent en réponse à l'invasion des Européens ;
- le pouvoir de l'idéologie européenne d'imposer sa propre perception de cette carte ethnique aux populations indigènes. L'ignorance du premier stade ne doit pas nous empêcher de poser le problème et de chercher à comprendre les deux autres.
Pour finir sur ce point, une seule question : les « Taïnos » des colons ont-ils utilisé le mot canibal avec notre signification ou une autre signification impliquant une vision politique ou mythique, que nous ne connaissons pas ?

 

 

 

 

 

 

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