Oruno D. Lara
MYTHES DE LA CONQUETE

Comment les indigènes ont-ils vu la conquête ? Comment ont-ils expliqué leur défaite ? Comment ont-ils perçu les Européens ? Comment expliquer la victoire des Espagnols ? Comment des populations nombreuses, dotées de cités, d'institutions centralisées et d'armées ont-elles pu être vaincues et subir des destructions aussi massives ? Les interprétations traditionnelles des historiens occidentaux ont cherché d'un côté à rabaisser les Indios en les enfermant dans un cercle de mythes, de magie et de superstition, de l'autre à rehausser les Espagnols, à en faire des héros, des dieux. Une logique de vaincus face à une logique de vainqueurs.
La construction d'une explication cohérente de la défaite des Indios s'est ainsi élaborée, comprenant plusieurs phases. On commence par poser que les indigènes vivent dans un univers constellé de mythes. Or, ces mythes prévoient la possibilité du retour du héros civilisateur, Quet-zalcoatl, Viracocha... Une série de prophéties annonce la fin de la domination aztèque. Une série de présages, de prodiges funestes (lueurs dans le ciel, incendies, voix se lamentant dans l'espace, etc.) affaiblissent et alarment les indigènes. Les Espagnols arrivent et sont perçus comme des dieux barbus venant de l'est, qui devaient dominer les territoires indigènes. Les Indios, épouvantés, paralysés par la peur, se laissent battre facilement. C'est ce schéma faussement logique qui a prévalu jusqu'à maintenant, avec quelques variantes de détail dans son enchaînement.
Cette « vision des vaincus » s'est fondée sur des sources dites « authentiques » qui suscitent de vives critiques. Ces textes indigènes, Codex Florentin, Codex Ramirez, Chilam Balam, Popol Vuh, Histoire de la Nouvelle Espagne de Fray Bernardino de Sahagun, apparaissent imprégnés d'une symbolique judéo-chrétienne et médiévale. Une analyse linguistique, sociologique, psychologique, historique de ces textes ne se dissocie pas d'une critique des informateurs : religieux, soldats, fonctionnaires espagnols ou indigènes. Voltaire déjà, se gaussait de ces missionnaires qui fabulaient sur les traditions indiennes : « Toute statue est pour eux le diable, toute assemblée est un sabbat, toute figure symbolique est un talisman, tout brachmane est un sorcier 56. »
Qui sont ces caciques qui parlent au nom des Indios ? D'où tirent-ils les fondements de leur pouvoir ? De la tradition indigène ou des dominants espagnols ?
Dans ce choc des cultures, la christianisation a été une violence complémentaire car elle a précédé une destruction systématique. La conquête n'a pas été seulement une défaite militaire suivie d'une occupation, ce fut la destruction, le bouleversement de toutes les structures d'échanges, de circulation, de répartition de la production et des croyances idéologiques. Les indigènes subirent une violence mortelle qui cherchait à imposer le nouvel ordre de la domination européenne. Les textes accommodés ne servent qu'à légitimer les conquêtes, à renforcer le discours oppressif des conquérants, à enrichir la chanson de geste élaborée à la gloire des vainqueurs.
Dans la vision géopolitique de l'expansion que brossent certains historiens, les Amérindiens terrifiés font de la figuration autour de quelques conquérants prestigieux et invincibles. La rupture avec une telle conception implique qu'on rejette l'épopée avec son merveilleux, sa légende, ses héros et qu'on se débarrasse d'un certain nombre d'accessoires. Commençons par ôter les masques, affublés à tort aux indigènes, de personnages piégés, empêtrés dans un contexte primitiviste magico-religieux avant de connaître leur point de vue.
Ce qu'on a appelé indûment la conquête apparaît dans l'histoire comme une suite de conquêtes (militaires, religieuses, linguistiques) qui se distribuent dans le temps et dans l'espace, du xvie au XXe siècle. Comprendre un tel processus, c'est au vrai mettre à nu le mécanisme de la collision entre deux mondes. Le monde des Européens, le monde des indigènes, avec leurs fonctionnements internes respectifs, leurs croyances, leur symbolique, leur manière de faire la guerre, leur propre vision du monde.
Une révision de l'histoire exigerait de passer la parole aux Amérindiens, d'écouter leur version du choc. Une révision des problèmes stratégiques s'impose à la lumière des guerres récentes. L'effondrement rapide de l'armée française au cours de la Blitz Krieg, la pénétration des blindés de Guderian en mai-juin 1940, ouvrent de nouveaux horizons pour la compréhension des événements du XVIe siècle en Amérique 57.
Dans les îles, on perçoit mieux comment s'est instaurée une dialectique de la violence, combinant guerres, pillage, raids meurtriers, maladies endémiques, travaux destructeurs, famine, déséquilibres écologiques, effondrement démographique. Ajoutons le rôle des chiens dans ce processus de destruction, des bêtes comme Becerrillo et son fils Leoncillo, Amadis, Calisto, Amigo... qui se battirent contre les indigènes des îles et qui furent utilisées par les Espagnols en Colombie, au Venezuela, au Yucatan.
Une vision européocentriste engendrée par l'historiographie coloniale a propagé dans l'opinion publique l'image idyllique d'une rencontre de deux mondes et du dialogue des cultures qui s'instaura immédiatement. Un processus d'acculturation qui a marqué profondément les Caraïbes et que soulignent volontiers historiens, anthropologues et artistes soucieux de s'enraciner dans leur culture. Cette perspective nous paraît complètement fausse. Cette version de la Conquista a favorisé une interprétation
idéologique privilégiant la vision mythique des vainqueurs au détriment d'une analyse critique des événements historiques. La « vision des vaincus » que proposent ethnologues et historiens se réduit au vrai à une variante de la perspective européocentriste et colonialiste. En vérité, une « vision des vainqueurs » dont il est impossible de se défaire si on ne reprend pas en main toutes les pièces du dossier, en examinant d'un œil critique les sources, les témoignages, les textes qui ont été utilisés pour étayer les thèses mystificatrices. Il n'y a pas eu « rencontre », mais choc frontal, collision, guerres. Non pas de deux mondes, mais de trois, en comptant l'Europe, l'Amérique et l'Afrique. Il n'y a pas eu de dialogue, mais un génocide des indigènes dans les Caraïbes insulaires, un processus d'extermination et de domination politique, une exploitation économique fondés sur le repartimiento, l’encomienda, la traite négrière et le système esclavagiste. Il n'y a pas eu acculturation mais un bouleversement de l'espace des Caraïbes, une métamorphose de l'histoire engendrée par la destruction de ses habitants et de ses cultures sous l'effet des guerres de conquête et de l'occupation coloniale des Européens 58. Les structures géopolitiques de la région centrées sur les pôles dominants, l'île d'Ayti, la presqu'île du Yucatan, la métropole Mexico-Tenochtitlan, ont été brisées. Les Espagnols réaménagèrent l'espace à leur profit en s'établissant durablement autour des zones minières et en créant des ports aux îles et sur la Terre Ferme. Délaissées, les Caraïbes insulaires sont devenues une proie tentante pour les corsaires, pirates et flibustiers qui s'infiltrèrent dans les mailles du monopole des Ibériques.

 

 

 

 

 

 

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