Oruno D. Lara
COLOMB DANS LE TEXTE

La disparition de la majorité des documents autographes de Christophe Colomb - depuis le XVIe siècle vraisemblablement - ne permet pas de cerner le personnage et ses intentions profondes. Quand il appareille de Palos avec ses trois navires le vendredi 3 août 1492 à huit heures du matin, le dessein de Colomb est-il de se rendre en Asie ? de découvrir des îles et des terres inconnues ? Impossible de répondre à ces questions. Une seule certitude : selon les capitulations de Santa Fé du 17 avril 1492 (cinq articles), les rois d'Espagne lui conférèrent les titres d' « Amiral, vice-roi et gouverneur général de toutes les îles et terres fermes qu'il découvrira et prendra ».


Les exigences de Colomb confirmées le 30 avril dévoilent une dimension de l'entreprise : la conquête. Il ne cessera pas de revendiquer ses pré rogatives de capitaine de guerre : « Je dois être jugé comme un capitaine qui est parti d'Espagne pour conquérir jusqu'aux Indes des gens belliqueux, nombreux, aux coutumes et à la religion contraires aux nôtres (...), je dois être jugé comme un capitaine qui, depuis longtemps jusqu'à maintenant, porte la cuirasse sur le dos, sans la laisser une heure . »


En mai 1499, Colomb souligna fermement sa volonté de conquête : « Quand je vins ici, j'amenais beaucoup de gens pour la conquête (para la conquista) de ces terres (...). Je leur avais dit clairement que je venais pour conquérir (a conquistar) et non pour repartir bientôt. »


Au cours de son premier voyage, on le voit multiplier les prises de possession et faire la guerre aux indigènes sans trop se soucier de la souveraineté éventuelle du «Grand Khan » sur les îles qu'il découvrait.
Au vrai, si l'on ne connaît pas les arrières pensées de Colomb quand il embarque en Espagne, son comportement se dévoile quand il pénètre en octobre 1492 dans les eaux de la Méditerranée des Caraïbes. Dès son arrivée à Guanahani (Bahamas) le 11 octobre, l'Amiral, bannière déployée, notaire à ses côtés (Rodrigo de Escovedo) prit possession de l'île. Dès qu'il put interroger les indigènes, il ne cacha plus son obsession : « pour ma part, je faisais bien attention et m'efforçais de me rendre compte s'il y a de l'or ». Le 13 octobre, il décida de faire voile « au sud-ouest, chercher l'or et les pierres précieuses... » . Finalement, on le voit absorbé par deux objectifs : conquérir des terres et trouver de l'or.


Les Karib s'esquissent progressivement dans le Journal de bord du 11 octobre au 23 novembre 1492. Ayant observé des « marques de blessures sur le corps » de certains indigènes de Guanahani, Colomb leur demanda « par signes » quelle en était l'explication : « Ils me firent alors comprendre qu'il y avait des hommes qui venaient ici de certaines îles voisines, qui voulaient s'emparer d'eux et qu'ils se défendaient. »


Le dimanche 4 novembre, devant les côtes cubaines, il apprit des indigènes l'existence de populations étrangères aux mœurs particulières : « II comprit, en outre, que dans ces mêmes régions, il y avait des hommes qui avaient un seul œil, et d'autres qui avaient des museaux de chien et qui se nourrissaient de chair humaine : sitôt qu'ils en capturaient un, ils le décapitaient et buvaient son sang, et ils lui coupaient la nature . » Colomb, qui ne comprend rien au discours des indigènes, leur attribue des paroles qui sortent directement de son imagination.


Poursuivons dans la découverte des Karib et arrivons au vendredi 23 novembre, date de leur naissance dans le Journal de bord de l'Amiral. La Santa Maria et la Nina navigaient en longeant la côte sud de Cuba (Oriente). Des indigènes qui « accompagnaient » Colomb lui montrèrent l'île d'Ayti : « Ils disaient que c'était une grande île, habitée par des hommes qui avaient un seul œil au milieu du front, et par d'autres qui s'appelaient Canibales, et dont ils semblaient avoir une peur affreuse. Aussitôt qu'ils se rendirent compte que l'on se dirigeait vers cette terre, il dit qu'ils ne pouvaient plus parler de frayeur, car ils disaient que ces hommes-là les mangeaient, et qu'ils étaient très bien armés 24. » Le lundi26 novembre, devant les côtes d'Ayti, Colomb continua de fignoler ses découvertes : « II dit que tous les gens qu'il a trouvés à ce jour ont une immense crainte de ceux de Caniba ou Canima, qui d'après eux, vivent dans cette île de Bohio, laquelle doit être très grande, à ce qu'il semble. Il croit que ces derniers vont capturer les autres sur leurs terres et en leur maison, profitant de ce qu'ils sont très couards et ne se connaissent pas en armes. C'est donc pour cette raison, lui semble-t-il, que ces Indiens qu'il amenait n'ont pas coutume de s'établir près du bord de la mer, au voisinage de cette terre (...) la terreur d'être mangés les rendait muets... Ils disaient que leurs ennemis n'avaient qu'un seul œil et des faces de chiens ; mais l'Amiral croyait qu'ils mentaient et que ceux qui les capturaient étaient de la seigneurie du Grand Khan . »


Les 5 et 6 décembre, en quittant Cuba, Colomb eut l'espoir de rencontrer ces « mangeurs d'hommes » de l'île de Bohio (Ayti) et de trouver de l'or. Le 9 décembre, il décida de la nommer la Isla Espanola, alors qu'il faisait escale à Puerto de la Concepcion (Bahia de los Mosquitos). Il prit possession de la grande île le 12 décembre. La veille, il s'était risqué à une tentative d'étymologie : « II s'agit de la terre ferme... qu'ils appellent Cari-taba et elle est chose infinie. Tous ceux de ces îles vivent en grand-peur de ceux de Caniba et ils semblent avoir leurs raisons d'être molestés de ces gens astucieux. »


« Je répète donc, dit l'Amiral, ce que j'ai déjà dit plusieurs fois : que Caniba n'est pas autre chose que ' gens du Grand Can ', qui doit être très proche d'ici et avoir des navires qui doivent venir les capturer ; puis comme ils ne reviennent pas, ils croient que les autres les ont mangés . »


Le lundi 17 décembre, les indigènes d'Ayti lui « apportèrent certaines flèches de ceux de Caniba ou des Canibales font usage : ce sont des roseaux qui portent à l'une des extrémités un petit bout de bois durci au feu, et qui sont très longs. On leur montra aussi deux hommes à qui il manquait des morceaux de chair, en leur donnant à entendre que c'étaient les Canibales qui les avaient mordus et mangés ; l'Amiral ne les crut pas ».


L'Amiral appela le 19 décembre « Mont Caribata, du nom de la province, qui s'appelle aussi Caribata », une montagne qui semble être celle de Monte Christi 28. Le dimanche 23 décembre, Colomb qui avait appris (le 17 décembre) des indigènes le mot Cacique, consigna pour la première fois « un autre mot pour désigner les grands personnages que les indigènes appellent nitayno ; mais il ne savait pas s'il voulait dire gentilhomme ou gouverneur, ou juge » 29. Bartolomé de Las Casas ajouta la note suivante : « et la vérité est que cacique était le nom du roi, et Nitayno voulait dire chevalier ou seigneur important, un gentilhomme vassal du cacique » .


Après la perte de la Santa Maria (25 décembre), Colomb, pour remercier le cacique Guanacagari de son aide, lui fit un présent (26 décembre) : « L'Amiral envoya chercher un arc turc et une poignée de flèches, il en fit faire une démonstration de tir, par un homme de sa compagnie qui y était habile. Cela parut une chose tout à fait extraordinaire à ce seigneur, qui ne se connaissait pas en armes, puisqu'ils n'en ont ni n'en usent. Cependant (...), la conversation qui porta sur ceux de Caniba appelés Karib qui viennent les capturer et sont armés d'arcs et de flèches sans fer, car dans toutes ces terres, on ne connaît ni fer ni acier, ni autre métal, sauf l'or et le cuivre.


L'Amiral indiqua par signes à ce seigneur que les Rois de Castille ordonneraient la destruction des Caribes et qu'il les lui ferait amener tous, les mains liées. L'Amiral fit tirer la bombarde et l'espingard. Le Cacique resta émerveillé, voyant l'effet de leur puissance et leur portée ; quant à ses gens, ils se jetèrent tous à terre, au bruit des détonations . »


Du 25 décembre au 3 janvier, Colomb entreprit d'édifier un fort avec les matériaux de la Santa Maria situé près du village indigène du cacique Guacanagari. Il y laissa trente-sept à quarante personnes sous l'autorité de Diego de Arana et nomma cet établissement « la Navidad ».
Le mercredi 2 janvier 1493, en prenant congé de Guacanagari, il fit une démonstration de force en faisant tirer par une bombarde sur le flanc du navire échoué pour impressionner les indigènes : « II lui montra la force qu'avaient et l'effet que produisaient les bombardes, faisant pour cela armer et tirer un coup contre le bordage de la nef qui était échouée à terre, parce qu'était venu dans la conversation le sujet des Caribes, avec lesquels ces Indiens sont en guerre. L'Amiral fit exécuter aux gens de son armada une manœuvre d'escarmouche disant au cacique de ne pas craindre les Caribes, même s'ils venaient. » Le dimanche 6 janvier, il fut rejoint par la Pinta et les indigènes lui apprirent l'existence de l'île Yamaye, ou Yemaya (Jamaïque).


Le dernier acte de cette épopée karib se joua du 13 au 18 janvier 1493- La Nina et la Pinta firent une brève escale, la dernière, le dimanche 13 janvier, sur la côte nord-est de Ayti, dans la baie de Samana (Punta de las Fléchas) avant d'entreprendre le voyage de retour. Les Espagnols rencontrèrent sur la plage « des hommes avec des arcs et des flèches » avec lesquels ils se mirent à parler et leur achetèrent deux arcs et beaucoup de flèches. Ils prièrent l'un d'eux de venir sur la caravelle causer à l'Amiral et il vint. L'Amiral dit qu'il était « bien plus laid dans ses traits que les autres qu'il avait vus auparavant. Il avait le visage tout noirci de charbon, alors que dans toutes les autres régions, ils avaient l'habitude de se peindre de diverses couleurs. Il portait des cheveux très longs, ramassés et attachés par derrière, et placés ensuite dans une résille en plumes de perroquet ; pour le reste, il était aussi nu que les autres. L'Amiral jugea que ce devait être un de ces Caribes qui mangent les hommes ». Il l'interrogea sur les Karib et « lui montra une île non loin de là vers l'est, que l'Amiral dit avoir vue la veille avant d'entrer dans cette baie. L'indigène lui dit qu'il y avait là beaucoup d'or ; et en lui montrant la poupe de la caravelle, qui était très vaste, il lui dit qu'on y trouvait des morceaux d'or aussi grands ». Il appelait l'or tuob et ne comprenait pas le mot caona...


De l'île de Matinino, cet Indien dit qu'elle était peuplée de femmes sans hommes, qu'on y trouvait beaucoup de tuob, c'est-à-dire de l'or ou du cuivre, et qu'elle était plus à l'est que Carib. Il dit aussi qu'il y avait beaucoup de tuob dans l'île de Goanin .
. On s'aperçoit ici que Colomb associe l'or aux Karib. Cette pensée va le poursuivre et ne l'abandonnera plus jusqu'à son deuxième voyage. Cette île de Matinino qui se manifeste ainsi le 13 janvier provient, nous le savons, de la culture géographique de Colomb. L'Amiral, en effet, se fonde sur les auteurs arabo-musulmans qui ont développé une géographie des îles du bout du monde et le mythe fameux du dragon-hydre ma'tinnin. On voit donc par ce mot et par plusieurs autres termes arabes, almadias (pirogue) par exemple, que Colomb plaque sur l'espace caraïbe un espace arabo-musulman qu'il connaît mieux par ses voyages et ses lectures.


Quand les Espagnols raccompagnèrent cet indigène, ils trouvèrent « au moins cinquante-cinq hommes qui se cachaient derrière les arbres. Ils étaient tous nus avec des cheveux longs (...) et chacun d'eux tenait un arc à la main (...) puis ils s'approchèrent tous de la barque et les marins qui l'occupaient sautèrent à terre et commencèrent à leur acheter les arcs, les flèches et leurs autres armes, ainsi que l'Amiral le leur avait ordonné. Les Indiens leur vendirent deux arcs, mais ils ne voulurent pas en céder davantage ; ils se disposèrent à attaquer et à s'emparer des chrétiens. Ils coururent prendre leurs arcs et leurs flèches à l'endroit où ils les avaient laissés, et ils revinrent munis de cordes, avec lesquelles ils menaçaient de ligoter les chrétiens. Ceux-ci les virent courir sur eux mais ils étaient sur leurs gardes... ils préférèrent les attaquer les premiers et en blessèrent un autre d'une flèche dans la poitrine. (...) Les Chrétiens en auraient tué davantage, si le pilote qui les conduisait ne les en avait empêchés. (...) Apprenant ce qui venait de se passer, l'Amiral dit qu'il le regrettait d'une part, et que d'autre part il en était content, car il voulait que les Chrétiens inspirassent la crainte aux indigènes. Sans doute, dit-il, ces hommes sont disposés à faire le mal et probablement croyait-il, qu'ils étaient Carib, ceux des mangeurs d'hommes. (...) Enfin, si ce ne sont pas des Caribes, au moins sont-ils leurs voisins, de mêmes coutumes et comme eux, gens sans peur, tout différents de ceux des autres îles qui sont couards et sans armes hors de raison ». L'Amiral dit « qu'il aurait voulu en capturer quelques-uns ».


Le lendemain 14 janvier, Colomb voulut entreprendre une expédition punitive contre un village de Karib, mais la direction du vent l'en empêcha. Il reçut la visite d'un cacique qui « lui promit de lui apporter le lendemain un masque d'or, en lui affirmant qu'il y en avait beaucoup dans la région, ainsi qu'à Carib et à Matinino ».


Le mardi 15 janvier, Colomb tergiversa, il voulait visiter les îles de Carib et de Matinino où il y a de l'or et du cuivre « mais il fut difficile de l'obtenir de Carib, puisqu'il paraît que ses habitants se nourrissent de chair humaine. Leur île était visible de l'endroit où ils étaient, et il avait l'intention de s'y rendre, puisqu'elle se trouvait sur sa route. Il voulait visiter aussi l'île de Matinino qui, à ce qu'il paraît, était habitée seulement par des femmes sans hommes. Il se proposait de visiter l'une et l'autre île et de capturer quelques indigènes ». L'île de Carib serait Puerto Rico, selon Martin Fernandez de Navarrete .
Finalement, les Espagnols quittèrent la Baie de Samana le mercredi 16 janvier et mirent « le cap à l'est quart de nord-est pour se rendre à l'île de Carib, là où se trouve cette population dont tous les habitants de ces îles et régions ont tellement peur, à cause de l'habitude qu'ils ont de sillonner les mers dans leurs innombrables canots et de manger les hommes qu'ils peuvent capturer ».


Dans l'impossibilité de s'attarder davantage, à cause des caravelles qui faisaient de l'eau par la quille, Colomb abandonna la route précédente et se remit à voguer en direction de l'Espagne. Il regretta de n'avoir pas pu se rendre dans l'île de Matinino : il aurait bien aimé capturer « une demi-douzaine de ces femmes », étant « certain que ces femmes-là existent vraiment. A certaine époque de l'année, les hommes venaient les visiter de l'île Carib qui se trouvait à une dizaine ou douzaine de lieues de distance. Si elles donnaient le jour à un garçon, elles l'envoyaient dans l'île des hommes ; et si c'était une fille, elles la gardaient dans la leur. L'Amiral dit que ces deux îles-là ne doivent pas se trouver à plus de quinze ou vingt lieues de l'endroit d'où il venait de partir... ».


L'Amiral mentionna encore le 18 janvier ces deux îles, Matinino et Carib, dans son journal avant de prendre définitivement la route du retour : « un oiseau qui s'appelle frégate vint voler autour de la caravelle et repartit en direction du sud-sud-est : l'Amiral en déduisit qu'il devait y avoir des îles à proximité. Il dit qu'à l'est-sud-est de l'île Espagnole, se trouvaient les îles de Carib et de Matinino, ainsi que beaucoup d'autres ». Or, au même moment, Colomb se trouvait très au nord de Ayti.


Il ajouta quelques touches supplémentaires à sa fresque générative des Karib dans les deux lettres qui récapitulèrent son premier voyage. Il évolua, ayant sans doute réfléchi sur son expédition pendant le retour. Il insistait particulièrement sur trois points : le lien qui existe à ses yeux sur la foi des témoignages indigènes entre l'or et les Karib ; les richesses potentielles à tirer de la traite indigène (les Karib étant des captifs privilégiés), le doublet insulaire Carib-Matinino et l'association qui en découle opposant le géniteur belliqueux aux femmes de type amazonien.
Il évoqua dans sa lettre à Luis de Santangel du 15 février 1493 ces hommes et ces femmes belliqueux : « Ainsi donc, je n'ai pas vu de monstres et n'en ai pas eu de nouvelles. Sauf une île Carib, la seconde à l'entrée des Indes, peuplée de gens que l'on tient dans toutes les îles pour très féroces et qui mangent de la chair humaine. Ceux-ci ont beaucoup de canoas sur lesquels ils courent toutes les îles de l'Inde, pillant en emportant tout ce qu'ils peuvent. Mais ils ne sont pas plus difformes que les autres ; ils n'en diffèrent que par la coutume de porter les cheveux longs comme les femmes. Ils usent d'arcs et de flèches. Ils sont féroces entre tous ces peuples couards à l'extrême degré. Mais je n'en fais pas plus de cas que des autres. Ce sont ceux-là qui ont commerce avec les femmes de Matinino, la première île que l'on rencontre en allant d'Espagne vers les Indes dans laquelle il n'est aucun homme. Ces femmes ne s'adonnent à aucun exercice féminin, mais bien à ceux de l'arc et des flèches... et elles s'arment et se couvrent de lames de cuivre qu'elles ont en abondance. Dans une autre île que l'on m'assure plus grande que l'Espagnole, les habitants n'ont pas de cheveux. Il y a là de l'or à ne le pouvoir compter, et de cela comme du reste les Indiens que j'emmène avec moi pourront témoigner ». Il finit par avouer aux Rois Catholiques (lettre du 4 mars 1493) : « Je ne comprenais pas ces gens et eux ne me comprenaient pas, hormis quand le hasard le permettait, malgré la peine qu'ils prenaient et moi encore plus, parce que je désirais avoir une bonne information de tout. »


Colomb proposa au souverain d'organiser la traite des indigènes car on pourrait, dit-il, - charger autant d'esclaves qu'on ne le peut compter et qui seront des idolâtres». Il projetait en outre, et le dit clairement, de « posséder l'ensemble des Indes et ce qu'il y a à portée de la main...».


Il évoqua les deux îles, Matinino et Caribo, précisant même au passage son souhait de favoriser la déportation des Karib : « La première île des Indes les (sic) plus proches de l'Espagne est toute peuplée de femmes sans aucun homme, et leur comportement n'est pas féminin ; au contraire, elles se servent d'armes et font d'autres exercices masculins. Elles portent des flèches et se parent de plaques de cuivre, métal qu'elles ont en très grande quantité. Cette île est appelée Matinino. La seconde est appelée Caribo, distante de la première de 111 lieues. C'est là que se trouvent les fameux peuples dont ceux des autres îles ont peur. Ils mangent de la chair humaine. Ce sont de grands archers. Ils ont beaucoup de canots, presque aussi grands que des fustes à rames, avec lesquels ils parcourent toutes les îles des Indes, et sont tellement craints que les autres ne savent s'en protéger. Ils vont nus comme les autres, mais portent les cheveux très longs, comme des femmes. Je crois que cette très grande couardise des habitants des autres îles, qui est sans remède, peut faire dire que ceux de Caribe sont audacieux, mais je les tiens en même estime que les autres ; et quand V. Al. (Vos Altesses) ordonneront que je leur envoie des esclaves, j'espère que la plupart de ceux que je leur enverrai ou amènerai en seront. Ce sont eux qui ont commerce avec les femmes de Matinino, lesquelles, si elles mettent au monde une fille, la gardent avec elles et, si c'est un garçon, l'élèvent jusqu'à ce qu'il puisse manger seul et ensuite l'envoient à Caribo. Entre ces îles Caribo et Espanola, il y a une autre île qui est appelée Bori-quen ; toutes sont à peu de distance de l'autre côté de l'île Juana, qu'ils appellent Cuba. Dans la partie la plus occidentale de celle-ci, dans une des deux provinces où je ne suis pas allé, qui s'appelle Faba, tous les habitants naissent avec une queue ». Ces informateurs indigènes lui ont semble-t-il assuré qu'au-delà de Cuba, « il y a une autre île... plus grande que l'île Espanola, qu'ils appellent Jamaïque : tous les habitants y sont sans cheveux et il y a de l'or sans compter ».


A peine Colomb a-t-il terminé de peindre son tableau saisissant des indigènes en mars-avril 1493 qu'il est aussitôt écouté, lu, dépassé par des auteurs fascinés par ses découvertes. Certains éléments de son récit sont étirés, grossis, enflés. Pietro Martire d'Anghiera évoque lui aussi à sa manière les Karib dans sa Première Décade Océanique, quand ils arrivent en Espagne sur les douze caravelles dirigées par Antonio de Torres, le 30 janvier 1494 : « (après avoir été amenés au navire de l'Amiral) ils montrèrent autant de férocité et une figure aussi terrible que les lions d'Afrique lorsqu'ils se rendent compte qu'ils sont tombés dans les filets. Il n'y a personne qui ne les ait vus et n'avoue avoir éprouvé une sorte d'horreur dans ses entrailles, tant est atroce et diabolique l'aspect que la nature et la cruauté ont imprimé sur leur visage. Je le dis à titre personnel et au nom de tous ceux qui, avec moi, sont venus les voir à Médina del Campo ».


Colomb ramena en 1493 plusieurs « pièces » amérindiennes, en s'inspirant de son expérience africaine. Il poursuivit son entreprise de traite des indigènes à son second voyage en paraissant se limiter aux « Cannibales » (« pour le bien des âmes de ces cannibales et de tous les autres habitants de ces îles, nous avons pensé que plus nous en enverrons en Espagne, mieux cela vaudra »48). Il pensait les utiliser comme monnaie d'échange : « les choses qu'ils apporteraient - les futurs colons espagnols - pourraient leur être payées en esclaves faits parmi ces cannibales ». Dans sa Lettre aux Rois de septembre-octobre 1498, Colomb précisa mieux ses desseins concernant la traite amérindienne : « on pourrait vendre quatre mille esclaves qui pourraient valoir 20 millions de plus » (de maravedis). Il estimait qu' « on a besoin de beaucoup d'esclaves, en Castille, en Portugal, en Aragon, en Italie, en Sicile ainsi que dans les îles de Portugal et d'Aragon et dans les Canaries ». D'autre part, ajoutait-il, « je crois qu'on n'en fait plus venir tellement de Guinée ; et même s'il en venait, un esclave ici vaut trois de là-bas, à ce que nous voyons. Moi-même je suis resté dernièrement dans les îles du Cap-Vert, dont les habitants s'occupent beaucoup dans le trafic d'esclaves, et envoient sans cesse des navires pour s'en procurer, ce qui leur est facile, car ils en sont à deux pas ; et malgré tout cela, on y offrait 8 000 maravedis pour le plus méchant ». Las Casas jugea sévèrement le comportement de Colomb : « II voulait, dis-je, remplir tous ces royaumes et ces provinces avec des Indiens si justement et saintement réduits en esclavage. Il ne se faisait aucun scrupule du fait que quelques-uns d'entre eux étaient en train de mourir... -


L'origine des premiers habitants de l'Amérique a suscité bien des hypothèses. On les a quelquefois associés à l'Afrique. Les anthropologues Harold S. Gladwin et Legrand Clegg II ont évoqué la présence de migrants pygmées « proto-négroïdes » et « proto-australoïdes » venus d'Amérique par le Pacifique . Avant eux, Armand de Quatrefages de Bréau (1810-1892), naturaliste et anthropologue français, s'intéressa aux populations noires : Charruas du Brésil, Karib, Jamassis de Floride, ayant vécu aux époques précolombiennes. Le linguiste Léo Weiner avait été impressionné par des similitudes linguistiques indiquant des influences africaines et arabes sur des langues vernaculaires utilisées aux Caraïbes. L'historien de l'art Alexander von Wutheneau avait été frappé par l'aspect négroïde de figurines précolombiennes . R.A. Jairaz-Bhoy soutint la thèse de relations entre l'Egypte de Ramsès III et le Golfe du Mexique et expliqua l'origine des Olmèques 55. L'anthropologue polonais Andrezej Wiercinski présenta au 41e Congrès des Américanistes tenu à Mexico en 1974 une communication relative aux squelettes négroïdes trouvés sur les sites olmèques de Tlatilco, Cerro de las Mesas et Monte Alban.

 

 

 

 

 

 

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