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L "invention" de la traite
L'ISLAM, L'AFRIQUE
Olivier Pétré- Grenouilleau: La traite des Noirs - Que sais-je?
La traite n'est pas l'esclavage, historiens et spécialistes
le savent, qui travaillent tous sur l'un ou l'autre de ces thèmes,
rarement sur les deux à la fois. Entre les deux phénomènes
existent cependant une série d'interactions qu'il nous faudra,
ici où là, soulever au cours de cet ouvrage. L'une des principales
tient au débat sur les origines du trafic négrier. Certains
estiment qu'il fut introduit de l'extérieur, du fait de pressions
croissantes exercées par des sociétés étrangères
à l'Afrique noire. On pense alors immédiatement à
l'Occident, et l'on a tort. La traite atlantique, la plus " célèbre
" et la moins mal connue des traites d'exportation, ne se développe
vraiment qu'à partir du XVIIe siècle, près de mille
ans après l'essor des traites orientales et transsahariennes qui
alimentèrent le monde musulman, furent plus précoces et
plus durables qu'elle, et jouèrent, du point de vue quantitatif,
un rôle à peu près équivalent au sien. D'autres
interprètent la traite comme le résultat d'évolutions
internes, propres à l'Afrique subsaharienne. Certains, enfin, se
rapprochant sans doute plus de la vérité, préfèrent
voir une conjonction des deux phénomènes, dans des proportions
et selon des modalités qui sont, et resteront sans doute, en grande
partie obscures.
1- Les debuts de l'Islam et "l'invention"
de la traite
1. Les origines lointaines.
- Si les origines de la traite se perdent dans la nuit des temps, l'on
sait cependant que l'Egypte pharaonique (sans doute la grande " initiatrice
" en ce domaine) utilisa des captifs noirs, au moins dès le
IIIe millénaire, et sans doute de manière plus importante
à partir du Nouvel Empire (1580-1085 av. J.-C.). Ils figurent alors
dans l'armée, sont affectés à l'extraction et au
transport des monolithes, ou bien servent comme domestiques. Mais, sans
doute relativement peu nombreux car le travail servile n'est pas un trait
essentiel de l'économie égyptienne, ils sont dispersés
à plusieurs échelons de la société. Limité,
donc, ce type d'esclavage semble en outre être rythmé par
les phases d'expansion et de recul de la puissance égyptienne à
partir du Nil, ce grand axe de pénétration vers le sud facilitant
opérations militaires et échanges commerciaux. Ajoutons
que le statut des captifs venus de Nubie (ou, en plus faibles proportions,
du Darfour et de Somalie) est assez ambigu. Pouvant faire l'objet de contrats
de vente, d'achat, de location ou de prêt, et donc devenir les éléments
d'un commerce entre propriétaires privés, ils sont aussi
à l'origine d'une XXVe Dynastie, dite soudanaise, qui présida
pendant soixante-dix ans aux destinées de l'Egypte (VIIIe-VII siècles),
les " esclaves " devenant alors les maîtres.
M. Finley a montré que dans l'Athènes du Ve siècle
avant notre ère, l'esclave (considéré comme un sous-homme
par les plus illustres philosophes) était un rouage essentiel au
fonctionnement d'une démocratie réservée à
un nombre restreint de citoyens. Parmi les nombreux captifs utilisés
comme domestiques à la ville, parmi ceux abrutis par la dure exploitation
des gisements de plomb argentifère du massif du Laurion, figuraient
des " Égyptiens ", et, sans doute, un petit nombre de
Noirs, objets de curiosité. Les restes de squelettes négroïdes
retrouvés dans les nécropoles puniques témoignent
du fait que leur présence était plus fréquente à
Carthage, laquelle se les procurait notamment par l'intermédiaire
des Garamantes, habitants du Fezzan, qui, nous dit Hérodote, leur
faisaient littéralement la chasse à l'aide de chars tirés
par quatre chevaux. Lors de la seconde guerre punique (219-202 av. J.-C.),
Hannibal se servit de cornacs noirs afin de guider ses éléphants
jusque dans les plaines d'Italie. Cela serait d'ailleurs à cette
occasion que les Romains auraient pris contact avec les hommes de couleur
noire, longtemps désignés par le terme générique
d' "Éthiopiens" (c'est-à-dire " faces brûlées
") fabriqué par les Grecs. Les derniers siècles de
la République, et surtout l'Empire avec ses conquêtes, voient
ensuite Rome réduire en esclavage des populations entières,
tout autour du bassin méditerranéen. La création
de la province d'Ifrikyia (Maghreb), l'occupation de la Libye, de l'Egypte,
fournissent des points d'appuis à partir desquels sont lancées
des expéditions punitives vers les régions du lac Tchad,
le Tibesti, le Fezzan et le royaume de Koush (ou Méroé),
en Nubie. De ce fait, des captifs noirs arrivent à Rome, où
certains sont utilisés dans les jeux du cirque. Il faut attendre
l'introduction du dromadaire, à partir du second siècle
de notre ère, pour que s'ouvrent quelques relations commerciales,
d'ailleurs assez mal renseignées, entre le Soudan occidental et
l'Ifrikyia romaine (or, plumes d'autruche, escarboucles et captifs contre
poteries ou objets en métal). A l'Est, au IVe siècle, l'ancien
royaume de Koush est détruit par son voisin, l'empire d'Axoum (ancêtre
de l'Abyssinie). Comme son prédécesseur, celui-ci s'emploie
à " produire " des captifs, à la fois pour ses
besoins propres et pour leur exportation, notamment vers l'Egypte et la
Perse. Une continuité dans l'approvisionnement est ainsi assurée
entre le déclin de Rome et la montée en puissance de l'Islam.
Tout cela témoigne à la fois de la durée et de la
fragilité d'un trafic que l'on n'ose pas encore qualifier de traite.
Car si la précocité et l'importance de l'Afrique orientale
comme centre d'exportation des captifs noirs, puis l'extension du phénomène
à une grande partie de la bande sahélo-soudanienne, de l'Atlantique
à la mer Rouge, sont évidentes, nos sources ne permettent
pas encore de conclure à l'existence de véritables réseaux
commerciaux dans lesquels les captifs noirs constitueraient l'élément
principal. Les effectifs concernés semblent être demeurés
assez faibles, les flux instables, le lien entre arrivée d'esclaves
noirs et opérations militaires très fréquent, sinon
prédominant.
2. Le rôle essentiel de la
conquête musulmane
C'est à partir de ce substrat que fut réellement "
inventée " la traite. A partir du vif siècle de notre
ère, la constitution d'une vaste entité territoriale musulmane
conduisit à une augmentation considérable de la demande
en main- d'uvre servile noire. Le trafic s'organisa sur une grande
échelle, et, cela n'est sans doute pas une coïncidence, l'image
du Noir se dévalorisa très nettement.
Ce furent les razzias initiales, et surtout les tributs imposés
aux populations subjuguées, qui déclenchèrent le
processus. C'est contre un traité conclu en 652 que la Nubie christianisée
acheta la paix. Le bakt (ou baqt) stipulait la fourniture annuelle de
360 captifs, contingent qui fut ensuite alourdi par les prélèvements
qu'il fallut effectuer pour les hauts personnages intéressés
par l'application du traité (40 captifs pour le gouverneur de l'Egypte,
20 pour l'émir d'Assouan...). Les oasis du Waddan, dans le désert
de la Syrte, celles du Fezzan, furent soumises au même traitement.
Peut-être héritiers de conventions antérieures, limités
dans leur teneur et évolutifs1, ces accords furent à l'origine
d'opérations de traite les débordant très largement,
répercutées toujours plus au sud, assez loin dans l'intérieur
du continent, là où les populations " imposées
" prirent l'habitude de se fournir en captifs.
Au Maghreb, la conquête s'accompagna de rafles. Puis des routes
vers le sud, depuis longtemps reconnues, furent empruntées par
des traitants, entraînant, sans doute dès le VIIIe siècle,
l'essor de la traite. A cet égard, le rôle des Ibadites (de
la secte Kharidjite) ne fut pas négligeable. Chassés de
Kairouan, ils fondèrent la cité de Tahert (près de
l'actuelle Tiaret, en Algérie), étendirent leur influence
jusqu'à Ouargla. De ces deux cités partirent des négociants
qui atteignirent les régions de la boucle du Niger. La plus centrale
des routes transsahariennes était ouverte. A l'Est, ce sont encore
des musulmans ibadites qui, à partir de Zawila, dans le Fez/an,
rayonnèrent jusqu'au lac Tchad, reliant cette région à
la Tripolitaine. A la même époque, une liaison Maroc-Sid-jilmassa-Ghana
était ouverte. Elle devait, selon le voyageur Al-Bakri (qui, au
XIe siècle, reprend les propos d'un auteur du Xe), devenir rapidement
l'une des plus fréquentées par les captifs noirs. Ce qui
témoigne d'un changement de centre de gravité au niveau
des régions exportatrices, le Soudan occidental prenant de l'ascendant
par rapport aux pays du Nil. Depuis longtemps en relations avec l'Asie,
grâce aux facilités que procurent les vents de mousson, les
côtes orientales de l'Afrique (de la Somalie au Mozambique) virent
également s'installer, dès le VIIIe siècle, des immigrants
arabes et persans ayant quitté leurs pays d'origine pour des motifs
de dissension religieuse. C'est ainsi que furent fondées d'assez
nombreuses cités et enclaves commerçantes, entre Mogadiscio
au nord et Sofala au sud.
Les mines d'or du Bambouk et du Bouré, sur le cours supérieur
des fleuves Sénégal et Niger, l'ivoire, l'or, l'ambre gris
ou les animaux sauvages en Afrique orientale, contribuent à expliquer
l'ampleur et la rapide expansion que prirent les échanges sur l'ensemble
des routes venant d'être mentionnées. Mais, partout, le captif
y devint une importante marchandise, la seule même sur l'axe Kanem-Fezzan,
selon un chroniqueur arabe du IXe siècle. Des techniques bien particulières
(comme celle, en des sites spécialisés, du " rafraîchissement
" des captifs après une difficile et parfois longue traversée
du désert) se mettent en place pendant que des échanges
normalisés s'établissent entre traitants et États
africains. S'occupant eux-mêmes de produire des captifs, par la
guerre ou par le système de la razzia, ces derniers sont demandeurs
de produits appelés à un bel avenir. Chevaux (pour la guerre)
et sel exceptés, nombre d'entre eux ressemblent étrangement
à ceux qui, beaucoup plus tard, seront apportés par les
Européens sur les côtes occidentales d'Afrique. Il faut sans
doute y voir la conséquence d'une longue expérimentation
devant laquelle, nouveaux venus dans un trafic multiséculaire,
ces derniers devront s'incliner. Un accord, comme celui conclu entre le
roi du Bornou et des commerçants arabes et relaté au XVIe
siècle par Jean-Léon l'Africain, montre que le système
est parfois capable de s'auto-entretenir. Il prévoit la livraison
de 15 à 20 captifs par cheval, ainsi qu'un "crédit"
d'environ trois mois pendant lequel, ayant pris livraison des animaux,
les troupes du Bornou se mettent en quête des hommes nécessaires
à leur paiement. En aval, une ville comme Le Caire dispose de lieux
spécialisés (deux à trois rues, quartier de Cancalli)
où peuvent se tenir les marchés à esclaves. Régions
productrices et consommatrices de captifs, villes-étapes, centres
répartiteurs forment dès lors les mailles de vastes cellules
d'échange à l'échelle internationale. Car si l'essentiel
des esclaves est redistribué au sein même de l'empire musulman,
une partie d'entre eux, transitant sur les routes empruntées par
les marchands arabes, vient alimenter (ainsi que d'autres produits, l'or,
notamment) l'Europe, l'Inde, l'Insulinde et la Chine.
Dernier indice d'une importante mutation, l'évolution que subit
l'image du Noir. Tout en nuançant le tableau un peu embelli établi
par F. M. Snowden1, J. Desanges concluait en 1975 (et il n'a guère
été contredit depuis) que l'Antiquité méditerranéenne
avait su " dans l'ensemble dominer la tendance chez le Blanc à
assimiler le Noir au résidu excrémentiel, à la mort
et au monde infernal "2. L'essor de la traite musulmane est inséparable
de celui du racisme, moyen simple mais particulièrement efficace
pour nier la dignité humaine des hommes que l'on entreprend de
traiter en esclaves. Un proverbe arabe qui remonterait au prophète
Mohammed dit des Zendjs (alternativement Noirs habitant près des
côtes orientales de l'Afrique ou bien Africains en général)
qu'affamés ils volent, que rassasiés ils violent. Décrits
par des attributs physiques neutres (couleur de la peau, lèvres
épaisses), ils sont également présentés comme
des hommes durs au travail, plongés dans une gaieté continuelle
du fait de l'incomplète organisation de leur cerveau1. A Sidjilmassa,
dès le VIIIe siècle, un jugement péjoratif a cours
sur les Noirs. Plusieurs siècles plus tard, lors de l'essor de
la traite atlantique, l'Européen ne réagira pas de manière
bien différente.
II. - Essor et déclin des traites musulmanes
1. L'évolution jusqu'au XIXe siècle.
- Suivant F. Renault, on peut considérer que les premiers siècles
consécutifs à la conquête musulmane virent la traite
transsaharienne véritablement décoller. Les grands axes
se déplacèrent d'abord au rythme de l'expansion musulmane.
Le premier fut constitué par la vallée du Nil et, secondairement,
par la ligne Kanem-Fezzan. Une importante révolte d'esclaves noirs
en Mésopotamie semble avoir conduit, au Xe siècle, à
une baisse du trafic sur la vallée du Nil. Par contre, les deux
siècles suivants sont pour la traite une période d'intense
activité, de l'Atlantique à la mer Rouge. Elle profita sans
doute, on l'a vu, aux routes occidentales, qui, fréquentées
depuis le VIII siècle, commencèrent à prendre de
l'importance. De maigres données sur la traite transsaharienne
pour l'ensemble des XIIIe et XIVe siècles, période de crises
pour le monde musulman (essoufflement de la production d'or au nord de
la Nubie, incursions mongoles, raids de Tamerlan), laissent supposer que
les courants, toujours notables, sont en baisse par rapport à la
période précédente. L'Egypte constitue alors le principal
foyer d'importation (du fait de rafles massives dans les États
nubiens affaiblis au XIIIe siècle et de l'établissement
d'une liaison directe avec l'empire du Mali, sur la boucle du Niger),
alors que le Maroc ne reçoit sans doute pas plus de quelques centaines
d'esclaves soudanais par an. Nouveau bouleversement avec les XVe-XVIe
siècles, avec une reprise des exportations vers l'Asie (Inde, Malaisie,
Insulinde). Des sources plus abondantes indiquent une très forte
activité, la plus importante avant les temps modernes. La conquête
ottomane conduisit en effet à l'intégration de l'Egypte
dans un grand empire étendu aux Régences d'Afrique du Nord,
au moment où les progrès de la canne à sucre et les
menaces portugaises augmentaient les besoins du Maroc en travailleurs
et en soldats. Parallèlement, privée des " Esclavons
" du pourtour de la mer Noire du fait de la prise de Constantinople
(1453), l'Europe méridionale se tourna vers le marché africain.
A une demande accrue répondit une offre plus abondante, dans l'empire
de Gao, les États haoussa et le Bornou, c'est-à-dire du
Niger au lac. Tchad. Pour le XVIIe siècle, les sources sont pratiquement
inexistantes. Une baisse, plus imputable à un déclin de
la demande (plantations marocaines ruinées par l'essor des Antilles)
qu'à la concurrence de la traite atlantique, fut sans doute enregistrée.
Mais il est impossible d'en déterminer la proportion. Les données
des consulats européens des " États barbaresques "
et de l'Egypte sont assez inégales sur le XVIIIe. Aussi, si une
évolution du trafic peut être esquissée pour la Libye,
ce n'est guère le cas pour l'Egypte. Encore plus impressionnistes,
les connaissances sur la traite orientale (corne de l'Afrique et côtes
de l'océan Indien) ne permettent la réalisation d'aucune
esquisse évolutive. Une chose cependant est sûre, le fait
que le commerce des esclaves ait constitué à l'époque
médiévale l'une des activités principales des marchands
du Yémen et du golfe Persique. Dans les cités côtières
du sud, où l'essor de la traite est ancien (vir-x6 siècle),
la prospérité des XIVe et XVe siècles a dû
accentuer encore les flux de traite.
2. Les mutations du XIXe siècle. -
Au XIXe siècle, alors que la traite atlantique européenne
disparaît progressivement, les traites transsahariennes et orientales
prennent une ampleur considérable, drainant 4 à 5 millions
de personnes hors de l'Afrique noire continentale. 10 à 25% d'entre
elles ne devaient pas survivre aux conditions de leur transport. Mais
ce bilan global doit être nuancé selon les régions.
Sur les pistes du Sahara occidental, la traite est en déclin. Le
Maroc recevait 7 à 8 000 captifs par an, à la fin du XVIIIe
siècle. Cinquante ans plus tard, leur nombre a baissé de
moitié. La chute s'accentue au cours de la seconde moitié
du XIXe, du fait du déclin du trafic caravanier durement concurrencé
par les progrès du transport maritime. Les arrivées ne dépassent
sans doute pas le cap des 500 personnes par an au cours des années
1880. Elles diminuent ensuite, sans disparaître totalement. L'Algérie
et la Tunisie, quelque peu marginalisées du fait de leur position
par rapport aux principales routes transsahariennes, apparaissent comme
des centres importateurs encore moins importants. La population servile
totale de la première est estimée à 18 000 personnes
en 1848, celle de la seconde à 30 000. Plus à l'est, en
relations avec Tombouctou, le Bornou, l'oasis Ghat et le Haoussa, le Fezzan
joue le rôle d'une véritable plaque tournante alimentant
en captifs l'ensemble de la Tripolitaine. 10000 Noirs arrivent encore
à Tripoli en 1865, 2 à 3 000 en 1869.
Très différente est la situation des régions du bassin
du Nil. Au XVIIIe siècle, l'Egypte recevait annuellement environ
5 à 6 000 captifs du Darfour, 1 500 du Sennaar et quelques centaines
du Fezzan. La moitié étaient destinés au Caire, les
autres étant réexportés vers la Turquie. Dès
1820, le désir de se constituer une armée de soldats noirs,
celui d'entrer en relations avec les régions du Haut-Nil riches
en éléphants, poussent Méhémet Ali, pacha
d'Egypte, à conquérir le Soudan. L'ivoire se faisant rapidement
rare, suite à une surexploitation, les
traitants poussent toujours plus en avant, pénètrent dans
des régions jusque-là isolées, commencent par razzier
des captifs afin de rémunérer leurs hommes. Dès le
début de la seconde moitié du XIXe siècle, jouant
des rivalités locales, ils s'érigent en véritables
potentats. A l'ouest du Nil, dans la région du Bahr-el-Ghazal,
la structure de base du pouvoir exercé par leurs commis réside
dans une série de points fortifiés, les zéribas.
A la fois bases de départ pour les raids esclavagistes, lieux de
vie, entrepôts pour les marchandises et marchés ouverts aux
commerçants arabes qui les ravitaillent, ils permettent de contrôler,
d'exploiter et de ruiner d'immenses territoires. Un peu plus à
l'ouest, au Dar Fertite, le relief est beaucoup plus favorable à
la pénétration et les grands négociants n'hésitent
pas à résider sur place, dans des palais fortifiés
au faste oriental, les dems. Partout, une partie des captifs est utilisée
sur place, comme domestiques, concubines, soldats, porteurs, ou ouvriers
agricoles dans les plantations nécessaires à l'alimentation
des populations vivant sur place. Les autres sont exportés vers
le nord (Egypte et Cyrénaïque) et surtout l'est (vers la mer
Rouge et l'Arabie). La seule Egypte aurait reçu à elle seule
10 à 12000 captifs par an sous Méhémet Ali (1820-1848).
Souvent niée, plusieurs fois interdite, la pratique des razzias
d'État se maintiendra, note G. Prunier, jusque dans les années
1860'. A cela, il faut ajouter les circuits de traite interne et les raids
privés. Dopés par la guerre de Sécession qui, faisant
flamber les prix du coton, stimule la production égyptienne et
donc la demande en captifs, ces raids sont théoriquement l'objet
d'un commerce libre. Mais il est vite monopolisé par les Égyptiens,
les Nubiens et les Syriens. L'Afrique centre-orientale (de l'océan
Indien - Est
- au centre du continent - Ouest - et de l'Oubangui
- Nord - au lac Nyassa - Sud) connaît également une très
forte expansion du trafic négrier. Un schéma identique,
maintes fois répété (des traitants - arabes, swahilis
ou africains islamisés - ouvrent des routes vers l'intérieur,
créent des stations fixes ou temporaires, attirent des aventuriers
en tous genres), conduit au sac de régions entières, jusqu'aux
Grands Lacs d'abord, puis bien au-delà, par l'intermédiaire
notamment du fleuve Congo, magnifique voie de pénétration
naturelle. Tout cela alimente une très importante traite interne
qu'il est difficile de quantifier1. Pour prendre conscience de l'ampleur
du phénomène, il suffira de dire qu'au XIXe siècle
les " surplus " marginaux destinés à l'exportation,
à partir de cette région, constituèrent une population
d'un million et demi de captifs. Du port de Kilwa jusqu'aux îles
de Zanzibar et Pemba, le transport s'effectue à bord de voiliers
de très faible tonnage, les daou (ou dhows), sur lesquels les esclaves
sont entassés les uns sur les autres, selon des modalités
jamais approchées par la traite atlantique. C'est que le voyage
est court, vingt-quatre à quarante-huit heures par bon vent. Mais
il suffit d'un calme inattendu pour provoquer de multiples décès
par étouffement. A l'arrivée, les plus valides sont présentés
au fonctionnaire des douanes afin d'acquitter la taxe (1 à 2 $
par individu). Les autres, trop faibles et invendables, sont abandonnés
mourants sur la plage. Une grande partie des survivants est destinée
à faire fonctionner les plantations de girofliers pour lesquelles
les deux îles disposent alors d'un quasi-monopole mondial. D'autres
sont réexportés vers la Péninsule arabique.
3. Une difficile et lente extinction. - On a coutume de voir dans
le lent processus d'extinction des traites africaines l'action exclusive
des puissances coloniales européennes (pour lesquelles la lutte
contre la traite et l'esclavage constituait l'un des motifs de pénétration
à l'intérieur du continent). C'est loin d'être inexact.
Partout la traite reflua avec la colonisation. Parfois même elle
refleurit temporairement avec le départ des colonisateurs. Ajoutons
qu'il est bien difficile de trouver une contrepartie, dans le monde musulman,
aux vastes débats, idéologiques, politiques et économiques,
qui, en Europe ou aux Amériques, opposèrent abolitionnistes
et négriers. Il ne faudrait cependant pas croire en ce domaine
à une totale inertie du continent noir. Au XIXe et au début
du XXe siècle, dans une Afrique en pleine mutation, les transformations
et la fin de la traite apparaissent bien souvent au centre des préoccupations
de nombre d'élites et de pouvoirs. En fonction des forces en présence,
des variations régionales doivent donc être discernées.
La situation du Maghreb fut assez simplement réglée. Au
sud du Sahara, les régions occidentales de l'Afrique noire se reconvertissaient
peu à peu au commerce légitime. L'essor de plantations fonctionnant
grâce au travail de masses paysannes libres, et parfois même,
propriétaires de petites exploitations, devait à terme y
ruiner la traite d'exportation vers le nord, laquelle était en
outre handicapée par le déclin du trafic caravanier. Dans
ces conditions, l'établissement de la tutelle européenne
mit fin assez rapidement à la traite. En Algérie, les arrivées
de captifs soudanais cessent à peu près complètement
après 1848 (se poursuivant seulement au sud, au Mzab et à
Ouargla, anciens centres de redistribution éloignés des
contrôles administratifs), année où la France décide
d'abolir l'esclavage. En Tunisie, l'établissement du protectorat
(1881) conduit le Bey à déclarer l'esclavage illégal
en 1890. Cela ne veut pas dire que la traite y disparaisse totalement,
mais elle n'y survit plus qu'à l'état de vestige.
En Tripolitaine, les résistances furent plus manifestes. Les Turcs,
maîtres de la Régence, devaient logiquement appliquer leur
décision de 1857 interdisant la traite dans l'ensemble de l'empire
ottoman, à l'exception de la province sacrée du Hedjaz.
Mais ce " présent " fait aux puissances européennes
fut longtemps symbolique, du fait des habitudes et des besoins en captifs
de l'empire, ainsi que de la bienveillance du gouverneur qui préféra
fermer les yeux et continuer à percevoir les taxes sur les captifs
transitant dans les territoires sous sa juridiction. La présence
d'observateurs étrangers à Tripoli devait contribuer à
y diminuer les arrivées. Mais, éloigné des regards,
le Fezzan n'évoluait guère. Vers 1850, les esclaves y constituaient
deux tiers de la valeur totale des produits venant des régions
occidentales d'Afrique noire. Aussi la traite reprit-elle lorsque les
Italiens le quittèrent, aux débuts de la Première
Guerre mondiale. Le trafic n'y cessa vraiment qu'avec leur retour, en
1929. Le cas de la Cyrénaïque voisine est intéressant.
Quelques consuls isolés à Benghazi n'ont guère d'influence.
D'autant plus que l'abolitionnisme y est parfois perçu comme une
sombre machination occidentale, notamment par la confrérie senousis.
Fondée en 1837, particulièrement hostile à la pénétration
étrangère, elle exporte vers l'Egypte et l'empire ottoman
les captifs qu'elle ne retient pas pour être utilisés sur
place. A cet obstacle s'ajoute celui constitué par les élites
islamisées de certains États situés plus au sud,
notamment au Ouadaï, pour lesquelles la traite est l'un des moyens
d'une toute nouvelle puissance. La traite se pratique donc sans grandes
entraves jusqu'aux années 1890. Il faut attendre le début
du XXe siècle, avec la conquête française des sources
d'approvisionnement de captifs (le Baguirmi et le Ouadaï) pour que
le trafic soit véritablement perturbé. En 1920, il subsistait
encore dans la région de Koufra. Une convention signée avec
l'Angleterre en 1877 (droit de visite des navires) et l'occupation du
pays après 1882, expliquent la disparition quasi complète
des opérations de traite sur le territoire égyptien vers
la fin des années 1880.
En Afrique orientale, le cas éthiopien est à bien des égards
révélateur de la toile de fond problématique soulevée
par la fin de la traite et de l'esclavage. Les débuts de l'installation
italienne, en 1885, portent les premiers coups au trafic. L'accession
au pouvoir de Ménélik II, le fondateur de l'Ethiopie moderne,
en 1889, modifie encore les données du problème. D'un côté,
aspirant à faire reconnaître son État au niveau international
et désirant s'affranchir des grands propriétaires féodaux
(vivant en partie de la traite et de l'esclavage), il a tout intérêt
à uvrer en faveur de l'abolitionnisme. De l'autre, ayant
encore besoin des marchands arabes (qui tiennent en main la traite) afin
de s'approvisionner en armes, il ne peut agir de manière trop brutale.
Il faut donc attendre l'affermissement de son pouvoir, à la fin
du siècle, pour que la traite soit interdite. L'esclavage n'en
demeure pas moins légal, devant la force des habitudes. Aux débuts
du XXe siècle, le pays aurait compté 3 à 4 millions
de captifs sur une population de 10 à 12 millions d'habitants.
L'admission de l'Ethiopie à la Société des Nations,
en 1923, se fit moyennant son engagement d'abolir toute forme de servitude.
Cela ne put être effectivement appliqué que de manière
très progressive.
III. - Place et rôle de la
traite dans l'histoire du monde musulman
Du VIIe à la fin du XIXe siècle, les différentes
traites musulmanes auraient conduit à la déportation d'environ
12 à 14 millions de personnes. A cela il faut ajouter la mortalité
imputable aux razzias, notamment en Afrique centre-orientale, au XIXe
siècle, lorsque les raids esclavagistes apparaissent à la
fois particulièrement typés1 et meurtriers. La longue durée,
le nombre des captifs, l'intrusion parfois directe au sein du monde noir,
un rôle initial essentiel dans " l'invention " du phénomène,
donnent un relief tout particulier à ces traites. Dès lors
on ne peut que s'interroger sur les raisons et le profit qu'a pu en retirer
le monde musulman. Interrogation sans grand résultat puisque aucune
grande synthèse ne s'est véritablement attachée à
y répondre de manière directe et que le débat ne
semble même pas avoir été lancé, alors que,
depuis des décennies, toute une pléiade d'études
ont tenté d'aborder la question du rôle de la traite (atlantique)
dans l'essor de l'Occident. Aussi les données dont on dispose ne
permettent-elles souvent, dans le meilleur des cas, que d'établir
une typologie des fonctions exercées par les captifs noirs au sein
du monde musulman. L'idéal serait de pouvoir dépasser ce
constat, statique, afin d'aboutir à l'étude du rôle
des esclaves noirs dans sa dynamique évolutive. Ensuite, à
cette dimension interne du problème devrait pouvoir s'en ajouter
une seconde, consacrée au rôle de la traite dans la dynamique
expansive musulmane. Étant aujourd'hui loin du compte, nous nous
contenterons ici de brèves et parfois aléatoires incursions
dans ces domaines, à partir de la documentation fragmentaire dont
on peut disposer.
1. Le rôle des captifs noirs
dans le monde musulman.
L'image de traites à finalités surtout érotiques
(concubines, eunuques) doit d'emblée être corrigée.
Le rapport entre captifs et captives a changé, selon les époques
et les lieux de destination, mais, globalement, il est plus que probable
qu'il se soit équilibré. S'agissant des hommes, leurs fonctions
ont été multiples, leurs rôles variables : serviteurs,
ils ont aussi été parfois de véritables acteurs,
dont les pouvoirs ou l'influence, plus ou moins éphémères,
ne doivent pas être négligés. Jean-Léon l'Africain
nous apprend qu'au XVIe siècle, à Fez, au Maroc, le service
des thermes était essentiellement assuré par des "
négresses " et que leur possession était si courante
que même des familles modestes avaient l'habitude d'en faire figurer
dans leurs cadeaux de mariage. Il semble cependant que les africaines
originaires des régions du Soudan occidental aient surtout eu en
Afrique du Nord la réputation d'être de bonnes cuisinières.
Il en va différemment des Nubiennes et des Abyssines, depuis longtemps
recherchées comme concubines. " Les princes d'Egypte désirent
tous en posséder", écrivait Edrisi, un géographe
arabe du XIIe siècle, attestant par là qu'elles alimentaient
un commerce de luxe réservé à des catégories
aisées. Il en était de même des eunuques (dont les
principaux "centres de fabrication" se situaient dans le Haoussa,
le Bornou et la Haute-Egypte), assignés à la garde des harems
ou hommes de confiance, du fait de leur évidente absence de liens
familiaux. Ils étaient 4 à 5 000 dans l'Empire abbasside
du Xe siècle.
Les hommes furent très tôt utilisés à des fins
productives, notamment dans l'agriculture. Ce fut le cas dans les grands
domaines mésopotamiens du début de l'ère musulmane,
où ils étaient employés à enlever la couche
de natron recouvrant les terres afin de les rendre cultivables. Leur nombre
(100 à 200000), qui atteste de l'importance de leur rôle,
fut à l'origine de plusieurs révoltes. Énorme, celle
de 869 ne fut écrasée que quinze ans plus tard par les armées
de l'Empire abbasside, provoquant (selon certaines estimations) entre
500 000 et 2 500 000 victimes. Au XIe siècle, un voyageur arabe
estimait encore le nombre des esclaves noirs à 30 000 dans une
région correspondant à l'actuel Bahrein. Dans les zones
sahariennes d'Afrique du Nord, ils étaient employés à
l'entretien des palmiers, la cueillette des dattes, la construction et
l'entretien des foggaras, galeries en grande partie souterraines servant
à capter de l'eau d'irrigation par gravité (la dimension
de leur réseau est estimée à 2 500 km dans les seules
oasis du Touat). Au XVIe siècle, c'est grâce à des
esclaves noirs que le Maroc fit fructifier ses plantations de canne à
sucre, qui constituaient alors un tiers des revenus du pays et fournissaient
le principal article d'exportation à destination de l'Europe. En
1591, c'est en partie pour se procurer les captifs nécessaires
que le Maroc étendit - de manière éphémère
- sa domination directe sur la boucle du Niger. Au XIXe, la traite et
l'esclavage jouèrent un rôle déterminant dans l'essor
économique des îles de Zanzibar et Pemba, ainsi que dans
la formation de leur "empire commercial". L'extraction minière
(les pierres précieuses de l'ancienne Nubie, son or qui joua un
rôle essentiel dans l'essor commercial de l'empire musulman jusqu'au
XIIe siècle, le sel de Teghaza et Taoudeni au Sahara...), la pêche
des perles dans les régions de la mer Rouge, ont également
largement fonctionné à l'aide de captifs. Ajoutons que,
porteurs, ils pouvaient aussi assurer l'escorte des caravanes et la garde
des marchandises, et, qu'à ces divers titres, ils remplissaient
un rôle important dans certains circuits du commerce à longue
distance.
Une dernière fonction mérite toute notre attention, celle
de guerriers qui intervinrent dans les luttes internes de l'empire, ainsi
que (de manière moins évidente?) dans sa dynamique expansive.
Avant même les débuts de l'Islam, des Abyssins arbitraient
parfois, temporairement, les conflits opposant les tribus de La Mecque
aux bédouins voisins. Ils constituaient également les gardes
permanentes de petits dynastes ou émirs de la péninsule
arabique. Un millier aurait, dès le VIIe siècle, participé
à la conquête de l'Egypte. L'apogée de leur rôle
semble se situer au Moyen Age, lorsque presque tous les États musulmans
comptaient des soldats noirs dans leurs armées. Mais on en rencontre
aussi à d'autres époques, les fluctuations temporelles et
régionales paraissant s'expliquer par un phénomène
se répétant de manière plus ou moins identique :
à savoir la tendance à en incorporer lorsqu'un nouveau pouvoir
souhaite se renforcer ou bien qu'une querelle d'influence se précise
; puis, leur importance en faisant une menace, la réduction de
leur nombre et leur mise à l'écart pendant un certain temps.
Cette dernière attitude se manifesta bien souvent après
coup, après que le pouvoir a tremblé devant la menace des
troupes noires. Une dynastie, qui dure un siècle et demi, est ainsi
fondée dans le Yémen occidental du XF siècle, à
la suite du coup d'État d'un esclave affranchi. En Egypte, en 1169,
les troupes noires s'insurgent afin de défendre l'autorité
du calife menacée par Saladin, son vizir. Abandonnées par
le pouvoir, elles sont pourchassées ensuite par Saladin, qui, la
place étant libre, devient sultan deux ans plus tard. Serviteurs
ou garçons d'écurie, les captifs noirs y furent ensuite
éloignés des armes pendant plusieurs siècles, pratiquement
jusqu'à Méhémet Ali, dans les années 1820.
En Tunisie, la dynastie des Zirides se dota d'une force noire lorsqu'elle
voulut s'affranchir des Fatimides du Caire. Au Maroc, où les troupes
noires sont présentes dès le XIe siècle, il faut
attendre le sultan Ismaïl (1672-1727) pour qu'une puissante force
armée soit constituée. En position d'arbitre lors de la
crise de succession s'ouvrant avec la mort du souverain, elle voit son
rôle se réduire peu à peu à celui d'une garde
personnelle. En Inde, où leur plus grande influence se situe entre
les XVe et XVIIe siècles dans la région du Gujérat,
le nombre des Noirs dans l'armée du Bengale leur ouvre les portes
du pouvoir (1487-1493). Ils jouent aussi un rôle décisif
dans les conflits internes du sultanat bahmanique (XIVe-xve siècles).
2. Le rôle de la traite dans
la dynamique expansive musulmane. - Si l'on admet qu'une expansion
est capable de prendre plusieurs formes ne se réduisant pas seulement
à l'établissement de dominations directes, alors on peut
sans conteste accepter l'idée que la traite fut un des éléments
de la dynamique expansive musulmane. Sur le plan culturel, politique ou
religieux, l'influence de l'Islam l'emporta pendant longtemps, en de nombreuses
régions d'Afrique noire, sur celle de l'Occident. Cette imprégnation
resta souvent en partie superficielle, et fut le plus souvent intégrée
par les sociétés africaines au sein de dynamiques qui leur
étaient propres. Cela ne veut pas dire pour autant qu'elle fut
négligeable. E. Terray montre comment, à partir de l'empire
du Mali, nombre de modèles fruits de la rencontre entre les deux
africanités (blanche et noire) se sont répandus jusqu'à
la côte de l'Or, dès les XIVe et XVe siècle2. On pourrait
mentionner les conquêtes musulmanes du Ghana au XIe siècle
et de la boucle du Niger au XVIe, les liens étroits entre le monde
musulman et les grands États médiévaux noirs d'Afrique
occidentale. A cela s'ajouteraient au XVIIe siècle la reprise de
la djihad dans les régions du Soudan occidental et les grandes
révolutions islamiques qui s'y manifestent au XIXe, toutes ayant,
comme élément de toile de fond, la traite et ses conséquences
(les traites devrait-on dire - atlantique, musulmane et interne -, chacune
s'ajoutant aux autres pour renforcer la complexité générale).
Il en est de même pour les échanges commerciaux établis
entre les deux parties de l'Afrique pendant les treize siècles
séparant les débuts de la conquête musulmane de la
fin de la traite. Le trafic négrier fut l'élément
essentiel de ces échanges. Il servit (c'est évident dans
le cas de l'Afrique centre-orientale du XIXe siècle) la pénétration
commerciale des traitants arabes. Inversement, ceux-ci jouèrent
aussi un rôle dans la propagation du trafic, puisque l'on trouve
des captifs noirs dans une bonne partie des régions d'Asie plus
ou moins insérées dans leurs réseaux commerciaux
(Inde, Insulinde, Chine). En fait, deux grandes questions restent en suspens.
La première revient à expliquer les raisons d'un constat
assez surprenant : à la différence des mondes américains
où la traite donna lieu à la naissance de diasporas et de
communautés noires nombreuses et originales, encore présentes
aujourd'hui, le monde musulman n'en a guère connues. Une forte
mortalité (et par conséquent l'absence de descendance),
de nombreux mariages mixtes en Asie occidentale (et donc un mélange
et une dispersion des populations restantes), suffisent-ils à expliquer
ce phénomène alors que la mortalité sur les plantations
américaines et le métissage au Brésil n'y ont pas
conduit ? La seconde interrogation est la suivante : les captifs noirs
furent-ils de simples adjuvants au sein du monde musulman ou bien jouèrent-ils
un rôle important dans son essor et dans son évolution? Seules
des études plus poussées pourraient permettre d'apporter
des éléments de réponse, forcément variables
et nuancés selon les époques, les régions ou les
thèmes (économie, guerres...) abordés. Dans cette
optique, trois moments seraient sans doute à privilégier
: les VII-XIIe, XVe-XVIe (surtout pour le Maroc, l'empire ottoman utilisant
alors essentiellement des domestiques femmes), et XIXe siècles.
Ils correspondent à des époques où les flux de traite
furent importants et le rôle économique et militaire des
captifs noirs non négligeable, tandis que l'empire musulman connaissait
des temps de croissance ou d'expansion, au dedans comme au dehors. On
le voit, les traites musulmanes méritent certainement beaucoup
plus que les quelques lignes qui leur sont généralement
consacrées dans la plupart des histoires générales
de l'Afrique.
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