DE L'OUBLI A L'HISTOIRE
Oruno D. Lara
Espace et identité caraïbes
LE CHOC DES TROIS MONDES

L'arrivée d'une flotille de trois navires sous les ordres de Christophe Colomb dans l'archipel des Lucayes (Bahamas) en octobre 1492, provoqua une rupture irrémédiable dans l'histoire des communautés autochtones des îles et du continent. Qui peut se targuer aujourd'hui de connaître et de rapporter avec certitude les sentiments, les impressions qui animèrent les Indios quand ils découvrirent les Européens sur leurs plages ? Qui peut se prévaloir de circonscrire et de transmettre leur propre version des événements ? Pourtant, malgré les barrières linguistiques et la difficulté d'obtenir des témoignages probants, plusieurs auteurs ont exposé leurs « visions des vaincus ». Ces auteurs pressés de conclure ont élaboré une version historique qui découle de leurs fantasmes et de leur vision euro-péocentriste. Au vrai, une « vision des vaincus » qui s'apparente fort curieusement à la « vision des vainqueurs ».
La conquête, ou plutôt les conquêtes, ont laissé de profonds stigmates dans le développement des sociétés précolombiennes. Une déchirure irréparable que les siècles n'ont pas refermée, bien au contraire. L'occupation des îles Ayti, Borinken (Puerto Rico) et Cuba entraîna l'extermination des indigènes et l'appropriation de leurs terres. Sur le continent, au Mexique et au Pérou, l'effondrement démographique fut spectaculaire et dramatique. L'illusion de la découverte engendra chez les Européens une distorsion spatio-temporelle favorisant leur ethnocentrisme. Ainsi, l'illusion entretenue par eux au XVIe siècle en Amérique, qu'un continent habité peut « découvrir » un autre continent habité, a induit l'Europe à s'identifier à un « Vieux Monde » opposé au « Nouveau Monde » et à des manipulations historiques ou géographiques.
Entre ces deux mondes, l'Europe et l'Amérique, s'est intercalé un troisième Monde, l'Afrique. Après l'occupation des archipels des Canaries, de Madère et des Açores au cours de la longue période 1340-1425 et l'extermination des populations guanches, la traite négrière débuta au Cap-Vert et en Guinée vers 1440-1444 avec l'appui de la monarchie portugaise. La chasse à l'homme commença avec la création à Lisbonne et à Lagos de compagnies de commerce présidées par l'Infant Henri le Navigateur qui accueillirent les capitaux de tout le Portugal. Le trafic négrier instauré par les caravelles - une liaison mensuelle entre le Portugal et l'Afrique - se faisait « avec l'appui du public qui y vo(yait) un moyen d'engager des travailleurs pour l'agriculture » et du pape qui approuvait ces expéditions contre ces « captifs ennemis de la chrétienneté »14. Le succès du commerce négrier fut tel que l'Infant conclut un contrat avec la compagnie privée de Fernâo Gomes qui reçut le monopole du trafic de Guinée pour cinq ans en 1469- L'évêque de l'Algarve participa en 1446-1447 à l'armement d'une flotte dans laquelle figura un de ses écuyers comme capitaine.
L'expérience du Génois Colomb s'était enrichie en matière de navigation et de commerce dans 1' « entreprise de Guinée ». Il avait participé en effet à l'expédition envoyée en Afrique de l'ouest par le roi de Portugal Joâo II en 1481 pour la construction de la forteresse de Sào Jorge da Mina (actuellement Cape Coast Castle au Ghana). Il avait embarqué comme officier sur un des navires de la flotte comprenant neuf caravelles et deux urcas sous le commandement de Diogo d'Azambuja. D'après son biographe, Samuel Eliot Morison, il se serait rendu à Sào Jorge da Mina en 1482-1483 et/ou en 1483-1484 15. Colomb avait été profondément marqué par ses voyages en Afrique. Dans son Journal de bord du premier voyage, il compara souvent les hommes, les femmes et les produits des Indes à ceux de Guinée. L'obsession de trouver une « mine » à La Espanola ou au Royaume du Prêtre Jean à Cuba le poursuivit jusqu'au bout. Les relations de Colomb sont parsemées de références se rapportant à « l'entreprise de Guinée » et à ses préoccupations esclavagistes. Le Padre Bartolomé de Las Casas, qui avait lu ses récits, s'indignait de la conduite du Génois envers les indigènes et l'accusait d'avoir amorcé le processus d'extermination des Indios. Il expliqua ce comportement de Colomb en stigmatisant la traite africaine : « cet aveuglement et cette corruption de l'Amiral lui venaient de celle que les Portugais ont toujours eue dans l'affaire, ou pour mieux dire, dans la très exécrable tyrannie qu'ils exercent en Guinée »l6. La route de Colomb passait en effet par l'Afrique et l'Amiral portait en lui déjà les structures du système de la traite alors en vigueur depuis 1440. Gardons-nous de contempler le continent Amérique avec les yeux d'un Européen du XVIe siècle, persuadé de la « découverte » d'un Nouveau Monde ! Ecartons cette perspective européocentriste qui pare l'Europe de toutes les vertus magiques d'un « vieux monde » civilisé, seul, au milieu d'un océan de barbarie.
L'arrivée de Christophe Colomb aux Caraïbes en 1492 est une violente intrusion aux conséquences incommensurables. Alejo Carpentier avait souligné la relativité des points de vue dans une de ses chroniques : Caramba ! Ils nous ont enfin découverts !
J'ai eu quelques échos d'un débat orageux en Guadeloupe, divisant en 1992 des érudits locaux se chamaillant sur la question de savoir où avait eu lieu le débarquement de C. Colomb, le découvreur. Toujours dans mon archipel, une controverse soulevée sur la question des Indiens découverts par Colomb, avait violemment opposé deux brillants polémistes excités par la commémoration du 5e Centenaire (1492-1992) pour de faux problèmes sans chercher à approfondir leurs investigations.
Quelle importance y a-t-il de connaître avec précision le lieu où débarqua Colomb ou de se battre sur des points contestés d'une anthropologie rétrospective ? On ne peut que sourire à l'évocation des diverses versions imaginées de l'origine du mot Guadeloupe : « agua de lopez » ou de Martinique, « la terre du Sieur Martin ». Et que dire des discours savants sur les Arawaks et leurs ennemis irréductibles, « les monstres caraïbes »17. Au Congrès d'Archéologie des Caraïbes en Guadeloupe en 1995, j'ai eu la surprise d'entendre un des participants distinguer dans sa communication les petites pirogues des indigènes des Petites Antilles des grandes embarcations des naturels des Grandes Antilles. C'est dire que les concepts de la colonisation (le découpage géographique Petites Antilles et Grandes Antilles) peuvent engendrer les pires sottises...

 

 

 

 

 

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