DE L IMPORTANCE DE LA RELIGION

Francais & Africains - William B. Cohen

Les Européens s'aventurèrent sur le continent noir à une époque où le sentiment religieux était particulièrement intense, la Réforme et la Contre-Réforme catholique ayant fortement agité les consciences. Il n'est donc pas étonnant que la vie spirituelle des Africains ait attiré leur attention. Jules La Mesnardière, médecin et écrivain du roi, rappela aux lecteurs de sa Poétique combien il était important lorsqu'on voulait décrire différents peuples de noter ce qui les distinguait. L'absence de ces éléments particuliers rendrait leur portrait peu digne de foi. Par conséquent, présenter les Africains comme étant des " fidelles " constituerait une entorse à la vérité puisqu'ils étaient tout sauf cela2.
C'est l'animisme des Africains qui, après la couleur de la peau, piqua le plus la curiosité des Européens. Thévet le condamnait en termes qui allaient être repris plus tard :
S'il y a idolâtrie abominable, superstition brutale, et pleine d'ignorance du monde, vous la trouverez chez ces pauvres gens... Ce peuple est si sot, bestial et aveuglé de folie qu'il n'a divinité en sa fantaise que la première chose qu'il rencontre le matin en se levant.
Certains Européens se montrèrent même incapables de voir que les Africains possédaient bel et bien une religion. Froger, qui avait visité le littoral africain au milieu des années 1690 en tant qu'ingénieur maritime, put écrire que " la plupart des Nègres sont sans religion "'.
D'abord, on attribua cette ignorance du christianisme surtout à des circonstances extérieures. Le père Alexis de Saint-Lo, qui s'était rendu en Afrique occidentale dans les années 1630, imputa l'islamisation des peuples du Cap-Vert à leur crédulité. Ils s'étaient laissé séduire par ce une infinité de contes, que les pauvres Nègres idiots prennent pour des révélations ". Le Diable avait aussi sa part dans cette condamnation'.
Les premiers missionnaires avaient su faire preuve de générosité dans leur jugement des indigènes. Saint-Lo s'était élevé contre l'image négative du Noir entretenue par ses contemporains et s'était écrié au début de son récit : " Vous verrez par la suite de ce discours combien l'air est bon, et les Nègres humains. " Mais, comme les missionnaires continuaient d'essuyer des échecs sur le continent noir, leur impatience face à des brebis récalcitrantes se transforma en antagonisme. Ils devinrent convaincus que le refus des indigènes d'embrasser le christianisme reflétait en fait leur profonde corruption et leur nature pécheresse.
Si, en Afrique, les missions se soldaient au XVIIe siècle par des échecs éclatants, en Chine, elles étaient couronnées de succès et permirent aux jésuites de s'implanter solidement. Ces derniers convertirent même l'empereur et acceptèrent de voir dans le confucianisme une forme de christianisme. Mais ils avaient tendance à exagérer les succès qu'ils rencontraient dans ce lointain empire afin de raffermir leur position dans la métropole. Ils imputaient la réussite de leurs efforts à la sagesse et à la noblesse des Chinois ; les qualités de ces derniers furent souvent louées dans les Lettres édifiantes et curieuses que les jésuites publièrent en trente-quatre volumes de 1702 à 1776 et à nouveau en vingt-quatre volumes en 1789. Ces Lettres fort influentes contribuèrent un siècle durant à l'élaboration chez les Français d'une attitude positive à l'égard de la Chine.
En Afrique, il existait de nombreux obstacles à l'évangélisation des populations, obstacles que les Français furent incapables de reconnaître. Le climat qui décimait les missionnaires rendait toute présence continue difficile. De plus, la pratique de l'esclavage aliénait les indigènes de la côte et s'opposait à leur conversion. Il va sans dire qu'à leurs yeux il n'existait aucune raison particulière d'embrasser une autre religion, puisqu'ils en possédaient déjà une. Mais les Européens, qui se pensaient être les seuls détenteurs de la foi véritable, trouvaient la résistance des Africains fort irritante.
Le succès relatif que les missionnaires rencontrèrent en Chine les porta à adopter vis-à-vis de ce pays une attitude en général favorable alors que leur échec en Afrique les conduisit à condamner les Africains. Par conséquent, les missionnaires firent des Chinois des modèles de vertu et de piété chrétienne et des Africains l'incarnation de la barbarie et de la sauvagerie qu'entraîné l'ignorance des Evangiles. Le père Loyer, déçu de ne pouvoir effectuer un grand nombre de conversions, finit par imputer son échec aux Africains. Il déclare, dans un écrit de 1714, que les autochtones, au lieu de modérer leurs passions, les " fomentent et [les] cultivent ", et " se rendent ainsi de plus en plus indignes de celles qui pourroient leur procurer la connaissance du vrai Dieu, et leur conversion ". Une certaine amertume pointe dans son jugement définitif des populations locales : " Ainsi je puis dire sans hiperbole que de toutes les nations de la terre, la plus maligne, la plus fourbe et la plus ingrate est celle des Nègres, ausquels plus on fait de bien, moins ils ont il'amour et de reconnoissance. "
Les écrits de ce digne religieux allaient devenir une source à laquelle puiseraient ceux qui, venant après lui, voudraient s'informer sur l'Afrique ; il avait abondamment plagié les auteurs qui l'avaient précédé et, juste retour des choses, il allait être lui aussi pille par ses successeurs.
Si les premiers missionnaires avaient vu dans les Africains d'innocentes victimes de Satan, il n'en fut plus de même après 1700, époque à laquelle on commença à leur imputer directement leur ignorance du christianisme. Cette ignorance était prétendument due à leurs faiblesses morales et à leur nature bestiale. Dralsé de Grandpierre, officier de marine qui avait visité la côte de l'Afrique occidentale, rapporte avec complaisance le commentaire d'un de ses compagnons de voyage qui, remarquant le fétichisme des indigènes, s'exclama que des gens qui transformaient " des objects ridicules...[en] dieux... vous laissent toujours le droit de les regarder moins comme des hommes que comme des bêtes " .
La même interprétation se retrouve chez le père Labat qui possédait une connaissance directe mais limitée des Noirs, n'ayant jamais séjourné qu'aux Antilles de 1673 à 1705 ; il avait, en 1722, publié son Nouveau Voyage aux îles de l'Amérique, en six volumes. N'ayant jamais mis pied en Afrique même - ce qu'il ne prétendit d'ailleurs pas avoir fait, à l'encontre de certains de ses contemporains - il fit paraître deux mémoires sur ce continent utilisant les notes d'administrateurs qui y avaient travaillé. Le premier, Nouvelle Relation de l'Afrique occidentale, parut en 1728 en cinq volumes ; il se voulait la description du séjour effectué au Sénégal par André Brùe qui y avait été en fonction de 1697 à 1702, de 1714 à 1720 et à nouveau en 1723. Labat puisa également dans le manuscrit (qui resta sous cette forme jusqu'en 1913) de Michel de La Courbe, directeur de la Compagnie du Sénégal de 1688 à 1690 et de 1709 à 1710. Soit par amitié pour Brùe et donc par désir de lui accorder une importance plus grande qu'il ne méritait, soit par négligence lors de l'utilisation de ses notes, Labat attribua à Brùe un grand nombre d'activités et d'opinions qui appartenaient en fait à La Courbe2. Il ne s'arrêta pas là et plagia de vieux mémoires, tels que ceux de Loyer et de Villault de Bellefond5. De telles précisions ne sont intéressantes que dans la mesure où elles permettent de comprendre les origines de l'ouvrage ; ce qui est beaucoup plus important, c'est qu'il présente " un bilan consciencieux des connaissances du xviie siècle sur l'Afrique "'. Son Voyage du chevalier des Marchais (1730), récit de l'expérience d'un voyageur qui s'aventura jusqu'au Dahomey, représente une troisième source de documents pour le lecteur intéressé, mais il fut moins souvent consulté que le précédent ouvrage.
Les ouvrages de Labat trahissent l'amertume de plus en plus profonde qu'éprouvèrent les missionnaires qui n'avaient pu convertir les populations africaines. Ces dernières n'apparaissaient plus comme de simples victimes de Satan :
II est certain que leur tempérament chaud, leur humeur inconstante et libertine, la facilité et l'impunité qu'ils trouvent à commettre toutes sortes de crimes, ne les rend guère propres à embrasser une Religion dont la justice, la mortification, l'humilité, la continence, la fuite des plaisirs, l'amour des ennemis, le mépris des richesses... sont les fondemens'.

Labat reconnaissait que certains facteurs sociaux n'étaient pas étrangers à la résistance que les Noirs opposaient au christianisme. 11 faisait remarquer, par exemple, que les Africains habitués à pratiquer la polygamie n'allaient pas embrasser une religion qui la condamnait . Ces mêmes Africains devaient aussi tenir compte des pressions sociales qui s'exerçaient sur eux. Ainsi, lorsqu'on demanda à des natifs de Whyda, apparemment en faveur du christianisme, pourquoi ils n'avaient pas abandonné leur ancienne religion, ils répondirent que s'ils le faisaient, leurs congénères les battraient jusqu'à ce que mort s'ensuive et qu'après ils brûleraient leur case. Labat conclut : " On voit par là combien il y a de désespérance pour les Missionnaires d'y faire jamais aucuns fruits. " Néanmoins, l'échec de l'évangélisation en terre africaine avait, selon lui, pour cause principale la corruption des populations locales. Dans le passage qu'il consacra à l'infériorité morale des indigènes, il avoua que la seule possibilité de convertir ces derniers d'une façon durable était l'esclavage permanent dans les plantations antillaises. Ce n'est qu'en présence d'Européens qui leur serviraient de modèles que les Noirs pourraient maintenir leur foi nouvellement acquise.
L'esclavage en tant que moyen de conversion fut l'argument le plus fréquemment utilisé pour justifier l'implantation, vers 1650, de cette institution dans les possessions françaises des Caraïbes. Il a souvent été dit que Louis XIII avait autorisé l'asservissement des Noirs parce qu'il constituait la seule façon de sauver leurs âmes. En accentuant le côté barbare des Africains et leur paganisme, on excusait l'esclavage. Il semble que l'horreur ressentie par les Français en face de populations dont ils abhorraient la religion ait été sincère. Mais l'on ne peut nier que cette répugnance d'ordre spirituel ne se trouvât commodément associée à une apologie de l'esclavage. Cela dit, ces considérations ne semblent pas avoir été inspirées par le seul désir de défendre une institution qui permettait à une race d'en subjuguer une autre.

 

 

 

 

 

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