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Francais & Africains - William B. Cohen
Du particulier au general neral
La création d'une certaine image
Ce n'est que vers la fin du XIXe siècle que les
Européens achevèrent l'exploration de l'Afrique et eurent
connaissance des divers peuples vivant sur ce continent. Pendant les XVIe
et XVIIe siècles, ils ne dépassèrent pas les côtes
de ce monde nouveau : leur savoir et leur expérience restèrent
donc fragmentaires. Ailleurs, ils avaient cependant déjà
rencontré des musulmans, des animistes, et visité des États
importants fortement organisés, des États-cités ou
encore des États dépourvus de chefs. Par conséquent,
il était parfois difficile aux Français de ne pas reconnaître
que les Africains ne constituaient pas un groupe homogène se prêtant
aux généralisations
Les Français surent, de temps à autre, déceler des
différences subtiles entre les diverses ethnies africaines. Si
beaucoup de ces prétendues caractéristiques s'appuyaient
sur des mythes acceptés par les planteurs, elles n'en révèlent
pas moins le souci de ne pas reléguer indifféremment tous
les Noirs dans la même catégorie. Labat, à l'imitation
des colons, voyait certains groupes d'Africains doués de capacités,
de talents qui leur appartenaient en propre. Ainsi, les Bambaras constituaient
la meilleure main-d'uvre car " ils [étaient] robustes,
d'un naturel doux, ils ne manquaient] pas d'esprit... Ils aim[aient] leurs
maîtres, [étaient] obéissans et n'[étaient]
point sujets à s'enfuir ". Les Noirs à l'hygiène
la plus méticuleuse étaient ceux qui veillaient sur le bétail
en Sénégambie. Les Guinéens se montraient plus aptes
aux durs travaux que les Sénégalais qui faisaient, par contre,
d'excellents serviteurs et d'excellents artisans. Nombre de ces jugements
ne devaient être rien de plus que le reflet de stéréotypes
mais d'autres, selon Labat, étaient basés sur la vie qui
avait été celle des esclaves sur leur sol natal. Les Aradas
constituaient les meilleurs esclaves car leur servitude " ne leur
fai[sait] que très peu de peine, parce qu'ils y [étaient]
nés ". Les hommes de Mine " n'[étaient pas] propres
au travail de la terre, parce qu'ils n'y [étaient] pas élevés
dans leurs pays "'. Nonobstant les avertissements de certains auteurs
qui taxaient la tendance à généraliser de dangereuse,
il devint de plus en plus fréquent d'englober tous les Africains
dans un seul et unique groupe - et cela malgré l'habitude des planteurs
antillais de distinguer les divers groupes ethniques africains entre eux.
La Croix fut l'un des premiers à remarquer qu'il était difficile
de généraliser à ce propos. Cela ne l'empêcha
pas d'affirmer que la plupart des régions africaines étaient
constituées de terres fertiles, habitées par des peuples
ayant tous " la peau noire, [et] les dents blanches ". Et d'ajouter
que les indigènes étaient " fors et vigoureux "
mais qu'a ils ne viv[aient] pas longtemps " à cause de leur
trop grand penchant pour les femmes. En dépit des différences
qui pouvaient séparer les peuples africains entre eux, les traits
particuliers - physiques et autres - qui les distinguaient des Européens
d'une façon si frappante, à savoir la couleur de leur peau,
leur absence de christianisme et leurs coutumes, se conjuguèrent
pour former le concept d'un peuple noir unique.
Les premiers voyageurs, désorientés par leurs rencontres
initiales avec des êtres qui leur étaient complètement
étrangers, empruntèrent souvent les stéréotypes
déjà utilisés en France ou adoptèrent des
généralisations faciles qui leur permirent de formuler leurs
propres jugements. Ils furent victimes de cette manie, commune à
maint voyageur pour qui tout fait observé devient nécessairement
représentatif de la société dans son ensemble, et
pour qui tout individu entrevu incarne la totalité de ses compatriotes.
C'est ainsi qu'à de rares exceptions près toutes les particularités
remarquées chez un peuple furent attribuées à tous
les autres. Cette façon de penser se trouve à l'origine
du mythe de l'" homme noir ".
L'image que se fait l'homme de la réalité ne se comporte
pas comme l'ordinateur ou la formule mathématique qui tous deux
réagissent immédiatement à l'introduction de nouveaux
éléments et fournissent des résultats différents
selon qu'on leur ajoute ou leur retire une donnée aussi peu significative
soit-elle. Les hommes, au contraire, s'accrochent à certaines formules,
à certaines attitudes, même lorsqu'ils se trouvent confrontés
à des éléments nouveaux qui tendent à les
détruire1. C'est ainsi que l'on trouve pêle-mêle, dans
de nombreux mémoires sur l'Afrique écrits aux xvie et xviie
siècles, des jugements négatifs à l'égard
des Africains côtoyant des observations qui auraient dû mettre
ces jugements en question ou qui tout simplement les contredisaient du
tout au tout.
Un capitaine au long cours visitant l'Afrique occidentale raconte qu'en
1719 il avoua à un Africain que, selon lui, tous les Noirs étaient
des voleurs. Son interlocuteur, qui avait séjourné en France,
lui rétorqua que, si lui s'en tenait au nombre de peines reçues
par les Européens, il devait conclure que ces derniers étaient
tout aussi malhonnêtes que les Africains. Le capitaine " chang[ea]
de discussion et fu[t] bien fâché en [lui] même de
ce qu'[il] lui avai[t] avancé "2. La sage remarque de cet
indigène ne modifia en rien un des thèmes que l'on retrouve
au fil des pages écrites par Le Blanc, à savoir que les
Africains ont une prédisposition marquée pour le mensonge
et le vol.
Bien que les Africains aient été essentiellement vus sous
un jour défavorable, on leur reconnaissait malgré tout quelques
qualités particulières, telles que leur très grande
hospitalité ou, selon le père Labat, leur respect pour les
vieillards, leur affection les uns envers les autres et en particulier
envers les enfants3. Labat, dont la misogynie lui faisait mépriser
les femmes de son pays, présente les Africaines comme dignes d'être
prises pour modèles. Les femmes de la Côte-d'Ivoire, précise-t-il,
accouchent sans émettre de plaintes, non parce qu'elles n'éprouvent
aucune Couleur mais " par grandeur d'âme "4. Tout en condamnant
les religions africaines, le bon père trouvait la dévotion
des indigènes admirable. Les habitants de Whyda " s'acquittent
des devoirs de" leurs cultes avec une exactitude qui devrait faire
rougir ceux qui étant éclairés des lumières
de l'Évangile et connaissant le seul et vrai Dieu vivent comme
s'il n'y en avait point ou qu'il ne méritât aucun culte n1.
Si les Français reconnaissaient aux Africains certains traits positifs,
ceux-ci étaient loin d'approcher en nombre des qualités
attribuées aux Chinois ou aux Indiens d Amérique.
Au moment où s'établissaient les premiers contacts entre
Français et Africains, l'image qui se formait dans l'esprit du
Blanc à propos de l'indigène revêtit une importance
particulière car elle allait devenir le modèle d'images
ultérieures. Ce n'est que très rarement que les voyageurs
français posèrent un regard neuf sur le continent noir.
Produits de leur époque, ils partageaient la manière de
penser propre à leur culture. Ils avaient peut-être même,
avant de s'embarquer, lu quelques ouvrages sur l'Afrique. Ce qui est certain,
c'est que, lorsqu'ils prirent eux-mêmes la plume, ils copièrent
souvent sans vergogne des mémoires déjà parus. Un
prêtre, Godefroy Loyer, commença sa Relation en tirant vanité
de s'appuyer non " sur le témoignage d'autrui, mais sur celui
de [ses] yeux ". Il assure ses lecteurs qu'ils y trouveront une "
relation sincère "2. Et pourtant, nombre de pages sont extraites
de Villault de Bellefond et de Lemaire. Villault lui-même avait
emprunté de longs passages aux voyageurs hollandais qui l'avaient
précédé en Afrique occidentale - fait qu'il reconnaissait
parfois publiquement3. Le travail minutieux que demande la comparaison
de textes est loin d'être terminé mais nous savons cependant
que le plus célèbre de ces auteurs, à savoir le père
Labat, eut, lui aussi, recours à ce stratagème. Non seulement
attribua-t-il l'ouvrage de La Courbe à Brùe mais il plagia
librement Villault de Belle-fond et Loyer . Cette pratique explique pourquoi
les nouveaux contacts et les nouvelles expériences se révélèrent
le plus souvent impuissants à changer l'image de l'Africain telle
qu'elle s'était construite au fil des siècles.
Cependant, il ne fait aucun doute que ces rencontres qui se firent au
xviie siècle rendirent anachronique une grande partie du savoir
médiéval concernant l'Afrique et ses habitants. Certains
des mythes encore usités se trouvèrent affaiblis par le
développement de l'esprit critique qui s'appuyait plus largement
sur l'expérience empirique1. Nicolas Sanson, le cartographe du
roi, peut ainsi écrire :
Là où le temps, qui tous les jours nous découvre
ce qui n'a point été connu aux Anciens, nous a fait voir
que les plus grandes chaleurs de l'Afrique ont quelque rafraîchissement...
que les animaux n'y sont si dangereux que les hommes ne s'en puissent
garder ; que les hommes n'y sont avec si peu de foi, qu'il n'y ait commerce,
et société entre eux, et avec les étrangers ; que
leurs dragons, leurs serpents, leurs grifons, etc., ne sont pour la plupart
qu'imaginaires.
Mais à ce moment même de nouveaux mythes jaillirent de la
rencontre des deux cultures. L'Africain fut perçu d'une façon
essentiellement négative à cause de malentendus nés
de l'ignorance et d'observations de trop courte durée. À
ces raisons s'ajoutèrent les frustrations qu'entraînaient
les échecs essuyés sur le plan religieux et sur le plan
commercial. Il ne faut oublier ni l'ethnocentrisme qui entachait les jugements
portés par les Européens sur les institutions et les murs
du continent noir ni le fait que le contact des deux cultures se fit dans
des conditions fort défavorables. La vie que menaient les Européens
en Afrique était la plupart du temps sans joie et incertaine, le
climat et les maladies faisant parmi eux de nombreuses victimes.
Tout occupés qu'ils étaient à combattre la chaleur,
les moustiques, la malaria et la dysenterie, ils avaient presque tous
les nerfs à fleur de peau. Parmi les Français qui se rendaient
en Afrique, nombreux étaient ceux qui manquaient d'instruction
et se recrutaient dans les couches indésirables de la société.
Tous se sentaient exilés sur un continent inhospitalier. L'accumulation
de sujets de mécontentement se traduisait par une consommation
d'alcool que l'on peut, même pour l'époque, considérer
comme excessive. Déçus, les Blancs projetaient leurs espérances
trompées et leur propre perversité sur les Africains qu'ils
rendaient peut-être même responsables de leur malheureux exil.
De telles conditions ne pouvaient être propices à un examen
serein d'une société non seulement nouvelle mais aussi profondément
différente.
Si les contacts se firent plus fréquents à la fin du XVIIe
siècle, il n'en est pas moins vrai que pendant la période
qui s'étend de 1530 à 1720, un nombre relativement restreint
de Français étaient arrivés à connaître
l'Afrique. Le point de rencontre le plus commun entre les deux races était
la traite des Noirs et même dans ce domaine la présence française
se faisait peu sentir. Par conséquent, les Français se tournèrent
vers ceux qui les avaient précédés et continuèrent,
pour alimenter leurs écrits, à faire appel aux Anciens.
D'où la remarquable permanence de l'image qu'ils se faisaient de
l'indigène : elle resta inchangée pendant près de
deux siècles. Il est possible que, ça et là, des
capitaines au long cours se soient fait, grâce à des rapports
plus personnels noués avec l'Afrique, des opinions différentes
de celles qu'entretenaient les livres mais on n'en a pas retrouvé
de traces, même dans les journaux de bord qui sont parvenus jusqu'à
nous.
En cela les Français différaient peu des Espagnols, des
Portugais ou des Anglais. Tous étaient frappés par le physique,
l'organisation sociale et la culture matérielle de leurs hôtes.
Cette unanimité n'est pas pour surprendre car le mode de pensée
dans ces divers pays européens était semblable. Les expériences
vécues lors de leurs contacts avec des cultures étrangères
avaient été aussi similaires. Avant leur découverte
de l'Afrique, les Européens s'étaient rendus en Asie et
dans les pays de l'islam. Les populations qu'ils y avaient rencontrées
n'avaient attiré leur attention ni par un physique totalement différent
ni par des murs et des institutions impénétrables.
Si l'Afrique possédait au niveau des États des structures
complexes, celles-ci échappaient à l'il de l'Européen
qui les avait plus facilement remarquées dans les cours opulentes
d'Asie.
De plus, ce même Européen appréciait en Asie l'existence
de livres sacrés et de nombreux lettrés. Tous ces facteurs
expliquent pourquoi cette partie du monde choquait moins les Européens
que ne le faisait l'Afrique dont les institutions se prêtaient très
difficilement à une comparaison avec celles de l'Europe. La plupart
des Blancs, incapables de trouver quelque analogie, avaient alors recours
aux Anciens ou à une imagination parfois alimentée par les
déceptions qui avaient marqué leurs premiers contacts avec
les Africains.
Il n'est donc pas surprenant que les Européens aient réagi
d'une façon pratiquement identique en ce qui concerne l'Afrique.
Que l'Angleterre fût une île et qu'elle fût protestante
semble avoir peu influencé son comportement vis-à-vis des
Africains. Les Français bien que catholiques et non insulaires
manifestèrent des attitudes semblables à celles des Britanniques.
Même les habitants de la péninsule ibérique, qui avaient
vécu sous le joug de Maures à la peau plus foncée,
éprouvèrent un choc lorsqu'ils mirent pied sur le continent
noir1. En outre, l'Afrique joua un autre rôle : elle devint pour
les Européens un miroir, ou un écran, commode sur lequel
ils projetèrent leurs craintes d'eux-mêmes et du monde environnant.
La rencontre avec l'Afrique se fit à une époque, le xviie
siècle, qui prônait des idéaux fort malaisés
à atteindre, à savoir l'ordre, la discipline pour soi, l'abnégation,
la contrainte sexuelle et une vie toute chrétienne. L'impossibilité,
pour les Européens, de s'y conformer, ou même la tentation
de les rejeter, créait dans leur for intérieur de graves
tensions auxquelles l'Afrique servit d'exutoire. Après la Renaissance,
les Européens devinrent obsédés par leur propre animalité
; ils tentèrent de s'élever au-dessus de leur basse condition
en se forçant à cultiver avec soin leur âme et leur
corps. Alors que la libido se manifestait partout librement, on recommandait
une conduite sexuelle sage au sein du mariage. Quoique l'unité
de l'Église se trouvât ébranlée au milieu du
xve siècle, et d'une façon encore plus forte au moment de
la Réforme, protestants et catholiques s'accordaient pour maintenir
les principes d'une ferme obéissance aux préceptes de leur
religion. Les difficiles conditions économiques qui sévissaient
au xviie siècle exigeaient une éthique du travail, éthique
à laquelle s'ajoutaient les valeurs d'une bourgeoisie naissante
et l'idée de l'homme incapable d'échapper au labeur terrestre
à cause du péché originel. À cette époque,
toute forme de repos s'apparentait à une forme de rébellion
contre l'ordre divin.
Les Européens ne réussirent, bien sûr, jamais à
réaliser leurs idéaux. Lorsque les Français mirent
pied en Afrique, ils projetèrent sans difficulté sur les
autochtones la crainte de voir surgir l'être que chacun d'entre
eux pouvait devenir sans les garde-fous que constituaient, pour leur sauvegarde,
les institutions et les conventions en vigueur en Europe1. Entravés
dans leur conduite par certaines lois et certaines coutumes, un seul comportement
s'offrait à eux. Néanmoins, leurs phantasmes les forcèrent
à s'interroger sur leur condition de civilisés, et, ce faisant,
leur révélèrent leur propre animalité. Le
christianisme maintenait bien une démarcation profonde entre l'homme
et l'animal mais les vieux mythes d'une créature mi-animal, mi-homme,
ou de l'animal-homme, continuaient de hanter l'imagination des Européens.
Ces derniers voyaient peut-être, enfin, s'ouvrir devant eux la possibilité
de les faire revivre en les incarnant cette fois dans d'autres peuples2.
C'est ainsi que le Blanc fit de l'Africain un être proche de la
bête, une créature tourmentée par de continuels désirs
sexuels, en proie à une paresse constante et incapable de toute
régénération spirituelle.
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