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L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE EN TUNISIE APPROCHES
POUR UNE HISTOIRE
DE LA COMMUNAUTÉ NOIRE
Abdelhamid Larguèche
Université de la Manouba, Tunis
Les abolitions de l'esclavage - Presses Universitaires de Vincennes .
Editions UNESCO
L'histoire des minorités ethniques, religieuses
et linguistiques en Tunisie reste à faire pour l'essentiel. Jusque-là,
n'a été retenue que la communauté juive comme minorité
reconnue par ses différences religieuses et linguistiques, par
rapport à la majorité musulmane (1). La minorité
d'origine africaine n'a commencé à intéresser les
chercheurs que tardivement (2).
C'est sur cette communauté que portera cette communication.
Pour mesurer l'importance de cette initiative, rappelons que l'esclavage
a été aboli d'une manière définitive en Tunisie
en 1846, alors qu'il ne l'a été qu'en 1984 par la Mauritanie.
La Tunisie a constitué ainsi l'un des premiers foyers de la Nhada,
de la renaissance, dans le monde arabe, avec l'Egypte. Certes l'Egypte
a connu sa renaissance avec une plus grande ampleur, étant dans
la «centralité» du monde arabe, mais la Tunisie, au
milieu du siècle dernier, a elle aussi été engagée
dans l'ère de la réforme. Ce fut d'abord le choc colonial
en Algérie, mais aussi l'apparition d'une élite au pouvoir,
particulièrement sensible aux changements intervenus en Europe,
qui ont déterminé l'ère des réformes. L'une
des particularités de celles-ci étant qu'elles venaient
« d'en haut» : l'Etat a été le principal concepteur
et réalisateur de toutes les réformes sociales, politiques
et constitutionnelles de la Tunisie du milieu du XIXe siècle. Ceci
constitua la base d'une théorie de « l'Etat avancé
», par opposition à une « société retardataire
», l'État étant résolument au centre des réformes
(3).
L'importance de l'abolition de l'esclavage réside d'abord dans
la chronologie du processus des réformes. Sur le plan social, la
première mesure réformiste a été l'abolition
de l'esclavage, alors que sur le plan des institutions étatiques
ce fut la création de l'École polytechnique, avec un aspect
militaire dominant. L'État, abordant la réforme d'un point
de vue techniciste, a estimé qu'avant tout il fallait moderniser
l'armée, ce qui du reste a coûté très cher
à la société, par le poids aggravé de la fiscalité,
tout en approfondissant le divorce entre la société et l'État,
ce dernier considérant que la modernisation était la seule
garantie du maintien de sa souveraineté et de son indépendance.
Donc, le problème de la réforme se posait d'emblée
: emprunter à l'Occident pour mieux se protéger contre les
menaces de l'Occident lui-même... Pour nous, c'est aussi un point
de départ pour critiquer une historiographie colonialiste qui a
essayé de présenter toutes les réformes comme le
simple résultat des pressions des consuls européens, notamment
anglais et français, présents alors en Tunisie. Les facteurs
internes étaient présents et dès les premières
années une petite élite s'est constituée et a joué
un rôle important à la fois dans la pratique de la réforme,
dans la conception d'un plan global et dans les premiers essais de théorisation
de cette réforme. Parmi les premiers réformistes, il faut
citer le ministre Keir-ed-dhin, qui est un peu l'équivalent de
Tahtawi en Egypte, qui est plus connu. Avant d'entreprendre ces réformes,
Keir-ed-dhin a beaucoup voyagé et étudié à
travers toute l'Europe et avec une grande curiosité scientifique
il a résumé toutes ses impressions, il a décrit les
nouvelles constitutions, il a essayé de vulgariser des concepts
nouveaux, en particulier celui de liberté, dans une langue et un
style de type nouveau. Dans la tradition culturelle de l'Islam, le concept
majeur dans la gestion des affaires politiques de l'Umma est le concept
de hadel, la justice. Keir-ed-dhin a introduit le concept de hurryia,
la liberté, qui est la protectrice, la garante, de cette justice.
Étudier le processus d'abolition de l'esclavage c'est replacer
une mesure, qui intéresse socialement et sociologiquement une minorité,
dans son contexte global. Cette étude nécessite une présentation
de cette minorité noire en Tunisie au milieu du XIXe siècle.
Sur la longue durée, cette histoire se confond avec une aussi vieille
institution comme l'esclavage des Noirs et le trafic négrier à
travers le Sahara en direction de l'Afrique du Nord (4).
Les recherches d'anthropologie africaine récentes insistent de
plus en plus sur les échanges et les liens humains et culturels
étroits unissant depuis des siècles le nord et le sud du
continent africain (5).
En effet, toute la partie de l'Afrique depuis le nord du Sahara jusqu'à
l'Atlantique est peuplée dès l'époque protohistorique
d'éléments nigritiques divers. Il est donc naturel de déceler
les processus d'interaction culturelles multiples parallèlement
aux mouvements de brassage et d'apports humains dans ces régions.
Les travaux de démographie historique et sur les groupes allogènes
en Tunisie ont tous conclu à l'importance croissante des esclaves
noirs en Tunisie sous l'Empire romain. Ainsi les processus de brassage
et d'accumulation ont agi dans le sens d'une véritable sédimentation
humaine qui a fini par confondre les Noirs avec des couches autochtones
de la population, surtout par la voie de l'affranchissement qui s'est
développé parallèlement avec l'esclavage même
(6).
La période moderne n'a pas constitué une coupure. Bien au
contraire, si la vitalité économique des voies commerciales
a connu un net recul, le mouvement des hommes s'est perpétué
sous diverses formes, dont les plus importantes sont l'esclavage et les
caravanes régulières qui sillonnaient le Sahara, liant les
principales villes nord-africaines, dont Tunis, aux centres commerciaux
subsahariens (7).
L'histoire sociale permet donc d'approcher la question de la minorité
noire dans un champ plus large qui tient compte à la fois de la
longue durée aussi bien que de la courte durée, qui prend
en compte le facteur politique et les rapports de la minorité avec
l'État sans en faire le seul angle de vue, et qui intègre
d'autres niveaux d'analyse comme ceux relatifs aux rapports interethniques,
à la morphologie générale et même saisonnière
de ces groupes, à leurs pratiques et cultes, à la vie religieuse
et la psychologie collective ainsi qu'au phénomène d'acculturation
et d'intégration dans la société d'accueil.
Ainsi, l'approche socio-historique se confond avec l'approche anthropologique,
en ce sens qu'elle vise une saisie scientifique globale du groupe social
et emprunte les outils et notions forgés sur le champ scientifique
de l'anthropologie sociale et culturelle.
Ainsi, il devient possible, à travers la reconstitution des principales
étapes de l'évolution sociale et culturelle de cette communauté,
d'analyser les mécanismes d'acculturation d'un groupe ethnique
coupé brutalement de son milieu géoculturel et intégré
de force dans les échelons les plus bas de la société
arabe traditionnelle.
Cependant évoquer et analyser les aspects culturels d'une pareille
réalité ne peut se faire sans perspective globale qui tient
compte à la fois du statut social, économique et politique
d'une telle minorité.
La question des sources se pose immédiatement.
Nous, les historiens, nous sommes habitués à un genre précis
de sources, •pour la plupart des sources écrites (archives
ou littéraires) ou archéologiques. Avec le recours à
l'histoire orale et à l'enquête de terrain, un autre genre,
qui tient son origine de l'ethnographie de terrain, s'avère non
seulement utile mais indispensable, à la fois pour suppléer
aux insuffisances de la documentation écrite, mais aussi parce
qu'elle s'avère l'unique méthode susceptible de nous introduire
dans les méandres de la mémoire collective afin de saisir
les degrés d'agencement des temps mythique et historique, la dimension
du sacré, les niveaux d'intégration fonctionnelle, culturelle
et linguistique, les changements opérés en vue d'une meilleure
adaptation du groupe en rapport avec les changements de l'environnement
social, économique, culturel et politique.
C'est donc à travers la combinaison de sources et de méthodes
multiples que nous sommes en mesure de multiplier les questions et par
####équent les réflexions. Cerner la minorité nous
confronte déjà directement au difficile problème
du nombre à l'époque. Comment quantifier ces groupes à
une époque où le chiffre n'importait pas aux chroniqueurs
? Les archives dont nous disposons ne dénombrent qu'accidentellement
les esclaves ou les affranchis dans telle ou telle région, mais
de toute façon pas à Tunis.
La question du statut juridique de la communauté pose à
elle seule plus d'un problème. Le statut d'esclave coexistait avec
d'autres statuts spécifiques à caractère durable
ou transitoire comme celui de domestique, d'affranchis, de chouchane...
Des statuts donc multiples qui jalonnent des phases dans la vie de l'esclave
jusqu'à son affranchissement qui, souvent en le libérant
juridiquement, ne le libère pas socialement.
Ainsi ne faut-il pas perdre de vue que le Noir de Tunis investissait tous
les espaces et tous les milieux de la cité, de la cour du bey jusqu'au
fondouk, le plus déclassé des faubourgs en passant par les
demeures des classes aisées et les maisons populaires de la cité.
Et c'est justement là que réside tout le problème
de la marginalité prise comme un état relatif, mouvant,
différencié à l'intérieur d'un même
groupe et non statique.
L'intégration du Noir n'excluait pas des formes d'exclusion secondaires,
tacites et subtiles plus ou moins sensibles qui le plaçaient aux
marges, comme l'exclusion par les stratégies matrimoniales ou la
perception sociale négative qui le reléguait, quels que
soient sa fonction ou son statut juridique, dans une position inférieure,
méprisable dans l'échelle des valeurs.
Suivre la vie des groupes noirs à Tunis ne se limite donc pas à
reconstituer la trajectoire historique de l'esclavage à l'affranchissement
et les formes d'intégration ou de rejet social qui ont déterminé
leurs rythmes et conditions de vie.
Nous sommes amenés, pour affiner notre connaissance de ce milieu,
à montrer et analyser comment ces groupes déracinés
à l'origine ont évolué dans le contexte de l'esclavage
et comment ils ont adapté leurs éléments culturels
et identitaires de base.
MINORITÉ NOIRE ET ESCLAVAGE
Les documents d'archives dont nous disposons offrent
une gamme d'informations éparses et insuffisantes, relatives surtout
aux esclaves affranchis à une époque tardive suite à
l'abolition de l'esclavage.
Dans cet aperçu général du statut des Noirs, avant
et après l'affranchissement, nous nous limiterons à une
description, à partir des sources, de l'état de cette catégorie
sociale, des divers traitements subis par les esclaves noirs avant 1846,
date de l'abolition, ainsi que de leur mobilité sociale en rapport
avec l'affranchissement fréquent avant 1846.
Les esclaves de Tunis provenaient ainsi d'une large zone sud-saharienne
allant de l'Ouest africain jusqu'au lac Tchad. Les royaumes de Burnou
et la région du Fezzan fournissaient l'essentiel des détachements.
La plupart des groupes étaient réduits en esclavage suite
aux interminables guerres locales entre les tribus rivales ou aux opérations
d'enlèvements (8).
D'après le médecin Louis Frank, « la plupart des nègres
qui se vendent à Tunis sont du royaume de Burnou et du Fezzan...
J'en ai vu quelques-uns de Houffeh qui sont surtout reconnaissables à
la manière dont ils ont continué de se faire aiguiser les
dents incisives de la mâchoire supérieure (9)...»
Les routes caravanières aboutissant à Tunis provenaient
de plusieurs centres sud-sahariens. En plus de Ghadamès qui reliait
la régence au Fezzan, à Morzouk et au royaume de Burnou,
Tombouctou était en liaison régulière avec la régence
par la route caravanière qui passait par le Mzab, le Djerid et
qui mettait le pays en contact avec les groupes et ethnies africaines
d'une large zone touchant le pays Bambara, la ville de Djenné et
plusieurs régions du centre-ouest africain.
Les noms des esclaves, ou affranchis que nous avons relevés dans
les documents d'archives, confirment cette origine multiple et diversifiée;
à côté des noms fréquents comme « Burnaoui
», « Ghdamsi », « Ouargli », on rencontre
des noms indiquant une origine d'autres centres de l'Afrique de l'Ouest
comme « Jennaoui » ou « Tombouctaoui »...
Les maisons des confréries noires de Tunis attestent par la diversité
de leurs noms des apports humains divers en provenance des régions
africaines.
Quel était le nombre des esclaves à Tunis au siècle
dernier, à la veille de l'affranchissement et quelles fonctions
occupaient-ils dans la vie économique ?
NOMBRE, STATUT ET FORMES D'ORGANISATION
DES NOIRS
Bien que les données quantitatives manquent pour
le XVIIIe siècle, certains recensements partiels effectués
à partir du milieu du siècle dernier ont permis des évaluations
approximatives de l'effectif des esclaves noirs pour l'ensemble du pays.
Lucette Valensi a abouti à une estimation d'environ 7 000 esclaves
ou descendants d'esclaves pour tout le pays (10). Nous estimons de notre
côté que ce chiffre est en deçà de la réalité.
Aucun recensement systématique de la population noire n'a été
effectué pour plusieurs raisons. L'abolition de l'esclavage est
intervenue dix ans avant la date des premiers registres de recensement
des populations soumises à la mejba (impôt de capitation
institué en 1856), et, de ce fait, une bonne partie de ces groupes
dispersés dans les divers échelons de la société
citadine ou même rurale au sud du pays, échappait ainsi à
l'ancien système de contrôle.
La fréquence des affranchissements collectifs d'esclaves noirs
à l'occasion du décès d'un prince ou d'une princesse
révèle des effectifs relativement importants. En 1823, 177
esclaves furent affranchis à Tunis à l'occasion de la mort
d'une princesse (11).
Pour tenter une estimation globale, les quelques recensements partiels
effectués dans telle ou telle localité ou ville ne peuvent
être d'un apport décisif. Il faudrait combiner ces indications
relatives aux données fournies par les études consacrées
au commerce caravanier dans son ensemble (12).
Nous remarquons que pour l'époque moderne, les seules sources disponibles
pour le commerce caravanier sont constituées par la littérature
de voyage et les correspondances consulaires. Il en est tout à
fait autrement pour la traite négrière atlantique où
les études historiques sérielles ont bénéficié
d'une documentation quantitative abondante.
En se fondant sur les chiffres avancés par les voyageurs, Ralph
Austin a établi des moyennes pour les deux siècles derniers.
L'auteur aboutit aux estimations globales suivantes (13) :
Tunisie : 100 000
Algérie : 70 000
Maroc : 520 000
Tripoli : 430 000
Egypte : 800 000
Cependant la répartition des Noirs était
inégale selon les régions. Au sud-est, les proportions sont
assez élevées surtout dans les oasis. Certains villages
comptaient une nette majorité de Noirs, comme ceux au sud de Gabès
et dans la région des oasis. À Tunis, malgré les
apports continus, ce groupe s'est maintenu vraisemblablement dans les
proportions de la minorité qui ne dépassait pas les quelques
milliers.
L'organisation sociale dans la société traditionnelle offrait
un cadre d'organisation spécifique aux esclaves Noirs de Tunis.
Les documents d'archives nous renseignent sur les formes d'organisation
des esclaves de Tunis et le chef responsable du groupe. L'agha des Noirs
était généralement le premier eunuque du bey ; on
l'appelait souvent dans les documents Hakim al kichra assouda, ce qui
veut dire littéralement le magistrat de la peau noire ; il était
chargé de veiller sur l'ordre du groupe et de régler les
différends qui peuvent surgir entre les maîtres et esclaves
ou entre les Noirs eux-mêmes.
Ces données et témoignages confirment la relative autonomie
d'organisation dont bénéficiaient les esclaves de Tunis,
ainsi que la protection que leur assurait le pouvoir politique; une protection
qui, tout en cadrant avec les bonnes règles de conduite et de traitement
de l'esclave prescrites par l'Islam, révélait un sens aigu
du politique. En effet, en protégeant une minorité, n'est-ce
pas le dévouement inconditionnel de cette dernière que le
pouvoir s'assurait du même coup ? Surtout, que les gardes du bey
étaient depuis déjà longtemps recrutés parmi
les Noirs.
À côté de cette organisation mi-politique mi-administrative,
les Noirs avaient bien sûr leurs formes d'organisation spécifiquement
religieuses comme les rassemblements confrériques dont les fonctions
ne se limitaient pas à l'animation de la vie mystique et affective
du groupe. La confrérie assurait aussi de multiples fonctions sociales.
Ce rôle social devient surtout apparent après l'affranchissement
de l'esclave. D'ailleurs, l'affranchissement se traduisait le plus souvent
pour l'esclave par un passage de la tutelle du maître à la
tutelle de la confrérie qui remplaçait auprès de
lui sa famille large ou sa tribu absente. L'hébergement, le travail,
le mariage... tout se réglait le plus souvent dans la confrérie
qui constituait dans le contexte de l'exil la patrie itinérante
du Noir dans son nouveau monde.
Quelles étaient les fonctions et les rôles sociaux et économiques
des esclaves à Tunis ? A partir des recensements des groupes affranchis
ma'atig pour le paiement de la mejba, nous pouvons conclure avec Lucette
Valensi que les zones de concentration des esclaves noirs étaient
réparties entre Tunis, le Sahel et le Sud-Est (14).
Une citadinité dominante du fait esclavagiste saute aux yeux. L'esclavage
aurait donc répondu essentiellement à des besoins propres
à la société citadine. Y aurait-il eu donc une demande
de main-d'œuvre esclave dans les secteurs économiques des
villes de la Tunisie précoloniale ?
L'étude des principales corporations de métiers dans la
ville de Tunis, telle qu'elle a été menée dans plusieurs
recherches et travaux, n'a pas montré un recours quelconque à
des esclaves noirs, même dans des secteurs utilisant un grand nombre
de main-d'œuvre (15). Les principaux corps de métiers traditionnels
comme le tissage, la chéchia ou le cuir sont restés réservés
à la main-d'œuvre citadine et locale. Le travail dans les
métiers était donc resté un travail libre, et on
ne peut rattacher l'esclavage à des besoins de la machine économique.
L'esclavage à des fins économiques a été relevé
pour certaines régions du Maghreb, comme au Maroc au début
de l'époque moderne, mais c'était déjà un
phénomène en voie d'extinction (16).
Par contre, toutes les sources font l'unanimité sur le caractère
domestique de l'esclavage noir dans le Maghreb précolonial. Cette
caractéristique donne son originalité à la forme
maghrébine de l'esclavage et nous permet d'évoquer les particularités
du mode de vie des classes supérieures des cités tunisiennes
et surtout de la capitale. En effet, la propriété d'esclaves
noirs constituait une marque nécessaire de notabilité dans
la cité.
Le recours presque systématique à un ou plusieurs esclaves
noirs pour les tâches domestiques à l'intérieur comme
à l'extérieur du foyer attestait d'une tendance assez prononcée
au mépris de l'effort physique, caractéristique traditionnellement
connue des attitudes aristocratiques, surtout citadines.
Certaines pratiques généralisées dans les cours des
princes maghrébins ont dû concourir à enraciner cette
tradition et cette vision. En effet, les Noirs d'Afrique ont souvent formé
les détachements d'élite dans les gardes royales. Les princes
de Tunis, depuis l'époque hafside et jusqu'aux beys husseinites
ont systématisé l'emploi de la garde noire dans les palais
et le recrutement massif de serviteurs et valets dans leurs harems.
Lors de la mort du bey de Tunis en 1835, six cents esclaves noirs affranchis
ont suivi le cortège funèbre brandissant tout haut leurs
lettres d'affranchissement.
Le pouvoir politique, en intégrant les Noirs dans les rouages de
la vie de la cour, et en instituant cette pratique, a élevé
le recours aux esclaves noirs au rang de modèle à suivre
pour l'ensemble des milieux aristocratiques vivant autour du pouvoir et
de là pour toute la notabilité citadine.
Mais cette domesticité générale, si elle était
de règle dans la société citadine, ne doit pas nous
cacher certaines formes d'esclavage qui intégraient le Noir dans
les circuits de production économique.
Dans les oasis du sud tunisien, relais pour le commerce caravanier, les
groupes noirs étaient employés dans l'économie agraire
et surtout dans les travaux d'irrigation. Les sources d'archives abondent
en témoignages sur les formes d'exploitation économiques
des esclaves dans les travaux des champs et autres dans les oasis et régions
du sud. C'est d'ailleurs au sud du pays que nous avons pu constater les
survivances de l'esclavage après l'abolition de 1846 et jusqu'au
début du XXe siècle.
Viviane Pâques a relevé des phénomènes similaires
: « Dans les oasis, l'esclave était surtout utilisé
soit comme domestique, soit pour creuser les puits et les canaux d'irrigation.
Il travaillait aussi du coucher au lever du soleil et recevait en échange
un plat de couscous. Lorsqu'il devenait chouchane, son statut était
celui de khammès (travailleur au quint) et touchait un pourcentage
sur la récolte, mais son travail restait le même (17)...
»
L'abolition a été décidée pour tout le pays
en 1846 ; à Tunis, puisque c'est le modèle du prince qui
était le modèle de comportement et de référence
essentiel pour toutes les classes aisées, il n'a pas résisté
à cette abolition. On n'a pas retrouvé de survivances importantes
de l'esclavage à la fin du XIXe siècle. Mais, au sud, là
où l'esclave était intégré à un procès
de production, là où il était un outil animé,
on a assisté à des formes de résistance plus ou moins
importantes, et qui ont justifié, à l'époque coloniale,
en 1890, ce que les Français veulent appeler la deuxième
abolition. L'historiographie coloniale a effacé de la mémoire
la première abolition qui est la plus importante, et a mis en relief
la deuxième abolition comme étant la vraie abolition. Or,
cette seconde abolition s'attaquait aux survivances. C'était un
décret qui promulguait des sanctions pécuniaires (sous forme
d'amendes), et même des sanctions pénales (sous forme d'emprisonnements)
pour ceux qui continuaient à alimenter le commerce des esclaves
ou à maintenir en esclavage leurs serviteurs ou leurs domestiques
noirs.
Il y a eu deux temps dans l'abolition effective, et deux vitesses ; processus
qui s'expliquait par cette nature différente de l'esclavage dans
les centres urbains et de l'esclavage dans les centres de l'économie
oasienne du Sud.
À un autre niveau, non moins important (et là, je touche
au problème culturel), c'est la pratique de l'affranchissement
qui permet par ailleurs une approche comparative intéressante.
L'affranchissement était une tradition qui a précédé
l'abolition en tant qu'acte politique. Pour les traditions Islamiques,
si on revient aux textes sacrés, il était souhaité
et recommandé au bon musulman d'affranchir ses esclaves en fonction
de ses possibilités. Cet affranchissement a été pratiqué
de fait, non pas par ces groupes-là ni par les ulémas, savants
de l'Islam officiel, mais par des institutions de l'Islam culturel.
APRÈS L'ABOLITION
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle,
c'est-à-dire plusieurs années après l'abolition,
la plupart des Noirs que nous rencontrons, affranchis, hommes ou femmes,
constituaient en fait un sous-prolétariat urbain végétant
dans les petits métiers ou sans métier, vivant dans des
habitations précaires, dans lesfondouks des faubougs populaires.
Souvent, le Noir est petit vendeur de pain, marchand ambulant, masseur
dans un bain maure, domestique de condition libre, ou simplement un vagabond
errant dans les sombres ruelles de la cité, proie facile pour la
police municipale pour cause d'ivresse ou de petits vols.
Nous avons pu dénombrer jusqu'à 10 % des prostituées
de la ville parmi les Noires. Un personnage légendaire du folklore
noir de Tunis Boussaadia a même donné son nom à une
impasse réservée à la prostitution dans le faubourg
sud de la ville (18).
C'est donc à la suite de l'affranchissement total et de l'abolition
qu'un processus de paupérisation et de marginalisation sociale
des Noirs était devenu perceptible à une grande échelle.
L'affranchissement assurait ainsi l'émancipation juridique mais
non sociale de l'esclave.
Un autre aspect non moins important se rapportant à l'histoire
culturelle de ces minorités touche à la question des cultes
et croyances spécifiques à ces groupes.
La minorité noire de Tunis avait ses cultes propres, organisés
dans un milieu confrérique qui lui donnait un cadre d'expression
identitaire particulier. Des éléments qu'on rattache aujourd'hui
à un folklore en voie d'extinction et qui se rapportent en fait
à un héritage lié à la vie culturelle afro-maghrébine
des groupes noirs de Tunisie et d'Afrique du Nord.
Le Stambali (groupe de musique noire), le Boussaadia (personnage folklorique
de la communauté noire exécutant des danses masquées
et portant des peaux d'animaux), le diwan des ouarglia (réunion
des chefs de la communauté noire), le bouri (état d'extase
et de possession des Noirs), les danses de possession, le sacrifice du
bouc noir dans le sanctuaire de Sidi Saâd au Mornag ou de Sidi Frej
à Carthage..., tant de manifestations qui ont rythmé le
quotidien des confréries et groupes noirs à Tunis tout le
long de leur histoire.
Les groupes noirs vouaient un culte prononcé pour Sidi Saâd,
célèbre saint noir des environs de Tunis. Une fête
annuelle des Stambali lui était célébrée chaque
automne. Mais une grande fête avait lieu à la fin de chaque
mois d'octobre.
La fête de Sidi Saâd groupait donc les Noirs de toutes les
« maisons » de Tunis qui se rendaient au pèlerinage
pour égorger un taureau noir et faire le Diwan ; participaient
à cette fête aussi les Noirs de Sidi Frej qui arrivaient
selon divers récits avec un bouc habillé, après avoir
fait une fête préliminaire pendant trois jours à leur
saint. Ils allaient ensuite à Sidi Mehrez (saint patron de la ville
de Tunis), pour égorger un taureau en offrande aux descendants
du saint. L'étude de cette vie cultuelle intense nous renvoie au
thème de l'acculturation des groupes venus d'Afrique dans un milieu
arabo-musulman traditionnel. Cette acculturation ne s'est pas déroulée
sans ruptures ni difficultés.
Et c'est ainsi que nous pouvons ne plus parler de « minorité
silencieuse », parce que souvent, on considère la minorité
noire à Tunis, contrairement à d'autres communautés,
comme la communauté juive, particulièrement active, comme
une « minorité silencieuse ». Il n'y a pas eu de révolte,
de lutte ouverte pour l'abolition de l'esclavage. Mais on rencontre une
autre voie, la voie de la sainteté, de l'intégration, de
la résistance dans le silence, dans l'acceptation du modèle
; ou comment la minorité noire a pu forger, à l'intérieur
de la culture ambiante, deux références qui ont permis de
préparer idéologiquement, cultu-rellement, mentalement,
toute la société à admettre l'affranchissement comme
une voie nécessaire. Cette minorité a réussi à
faire accepter l'affranchissement, qui a fonctionné de façon
importante au XIXe siècle, avant même que l'État,
en se conformant à un modèle dominant en Europe, ait aboli
l'esclavage. Dans le cadre de ces institutions maraboutiques, la minorité
noire a pu se protéger socialement. Je voudrais évoquer
à ce propos un thème abordé lors des précédentes
communications : la fuite de l'esclave. Le marronnage des esclaves dans
les Caraïbes offre un tableau très sombre. La fuite est une
pratique qui ne fonctionne pas seulement pour l'esclave, mais aussi pour
les femmes pécheresses, pour les assassins, pour ceux qui fuyaient
l'impôt étatique. Ils ont trouvé, dans le contexte
de l'Islam culturel, dans le sanctuaire des saints, le droit d'asile;
dans l'espace sacré du sanctuaire, le droit d'asile était
un îlot de liberté, qui a permis à tous ceux qui étaient
plus ou moins marginalisés, qui craignaient l'État, pour
l'esclave qui fuyait un maître violent, sévère - il
y a aussi des anecdotes sur des maîtresses blanches qui sont tombées
amoureuses de leur esclave noir; l'espace des sanctuaires a fonctionné
comme un espace de protection pour les esclaves fuyards. À tel
point que l'on assimile fuyard et esclave dans l'imaginaire. Un autre
niveau d'analyse touche à l'anthropologie culturelle et religieuse
de ces minorités : elles ont pu garder intactes des formes et des
cultes animistes importés d'Afrique sub-saharienne, tout en leur
donnant un vernis d'Islamisation superficielle. C'est un Noir acculturé,
devenu savant à Tunis, qui a écrit une lettre au bey, datant
du début du XIXe siècle, pour lui annoncer que cette minorité
sur laquelle il comptait, parmi laquelle il choisissait sa garde rapprochée,
continuait à professer des hérésies. C'est un texte
précieux, qui fait la fortune des anthropologues voulant analyser
les formes de l'animisme : comment le Noir musulman de Tunis continuait
dans les temples souterrains à professer une religion plutôt
africaine. Ce fut un avertissement à l'État, et le prince
de l'époque, pourtant ouvert, a dû sévir contre les
pratiques dites « animistes » ; c'était une sorte d'extirpation
des idolâtries, mais selon des méthodes non violentes. Aucun
Noir ne fut mis à mort ; ce sont les temples qui ont été
brûlés, et le bey a édicté un décret
astreignant les Noirs à se conformer aux préceptes de l'Islam,
sous la responsabilité des cheikhs musulmans choisis parles ulémas
(19).
À partir du milieu du XIXe siècle, il y a donc un oubli
collectif provoqué par l'État. De tous ces rites, ce qui
reste à la fin du XIXe siècle, c'est le rite de la possession
à vocation thérapeutique. Ce sont les Noirs qui sont les
plus grands spécialistes de cette thérapie de possession,
par la danse. Ces rites ont des équivalents dans l'Islam culturel
; la fonctionnalité de ces rites leur ont permis de survivre et
d'être admis dans la cité musulmane.
Ainsi l'étude de la minorité noire en Tunisie relève
de ces entreprises scientifiques à la fois passionnantes et complexes.
Une approche plurielle qui éviterait de privilégier le champ
politique ou institutionnel permet de saisir cette histoire communautaire
dans une perspective dynamique globale. Elle éclaire à la
fois les niveaux politique et économique relatifs à l'État
et aux élites dans leurs rapports à l'esclavage et à
ces minorités, ainsi que les niveaux sociaux et culturels relatifs
aux rapports inter-ethniques et aux formes d'adaptation, d'intégration
et de résistance.
C'est ainsi que l'histoire des minorités pourrait constituer une
histoire totale qui éclaire l'ensemble du corps social.
(1) Abdelkerim AlXAGUI : La Minorité juive
en Tunisie à l'époque coloniale, thèse, Tunis, 1994.
(2) Abdejlil TEMIMI : « Pour l'écriture de l'histoire sociale
de la minorité noire africaine en Tunisie », in Revue d'Histoire
maghrébine, Tunis, n™ 45-46, juin 1987.
(3) Abdelhamid LARGUÈCHE, ^Abolition de l'esclavage en Tunisie
à travers les archives, 1841-1846, Tunis, Alif, 1990.
(4) Cf. CLAPPERTON, DENHAM et OUDNEY, Voyages et découvertes dans
le nord et les parties centrales de l'Afrique, Paris, 1826.
(5) Cahiers d'études africaines, n° 119, Paris 1990
(6) Mahjoubi AMMAR: « Les allogènes en Tunisie à l'époque
ancienne », in La démographie historique en Tunisie et dans
le monde arabe, coll. Tunis, GERES édition, 1993.
(7) M. ABITBOL, Tombouctou et les armes, Paris, 1979, pp. 178-217.
(8) Lucette VALENSI, «Esclaves chrétiens et esclaves noirs
à Tunis au XVuT siècle», Annales E.S.C., n° 6
1967.
(9) Louis FRANK, Histoire de Tunis, 2' édition, Tunis 1987.
(10) L. VALENSI, Esclaves chrétiens..., op. cit., p. 1278.
(11) Archives Nationales de Tunisie, Série historique, dossiers
relatifs aux familles prin-cières, document 58188.
( 12) Notre article « La minorité noire à Tunis au
XIXe siècle », in Être marginal au Maghreb, C.N.R.S.,
Paris, 1993, voir pp. 139-140.
(13) Ralph AUSTIN, The Transaharian Slave Trade; Essays in thé
économie history of thé atlantic slave trade, New York Académie
Press, 1979.
(14) L. VALENSI, Esclaves, op. cit., p. 1286.
(15) Pierre FENNEC, La Transformation des corps de métiers à
Tunis sous l'effet d'une économie de type capitaliste, Tunis, 1964.
(16) Oruno D. LARA, «Esclavage et révoltes négro-africaines
dans l'empire musulman du haut Moyen Âge », in Présence
Africaine, 1976, p. 95.
(17) Viviane PÂQUES, L'Arbre cosmique dans la pensée populaire
et dans la vie quotidienne du nord-ouest africain, Paris, 1964.
(18) Dalenda et Abdelhamid LARGUÈCHE, Marginales en terre d'Islam,
Tunis, GERES édition, 1993.
(19) Voir notre article La Minorité noire à Tunis au xix*
siècle, op. cit., pp. 145-153.
source: Les abolitions de l'esclavage - Presses Universitaires
de Vincennes . Editions UNESCO
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