L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE EN TUNISIE APPROCHES POUR UNE HISTOIRE
DE LA COMMUNAUTÉ NOIRE
Abdelhamid Larguèche
Université de la Manouba, Tunis

Les abolitions de l'esclavage - Presses Universitaires de Vincennes . Editions UNESCO

L'histoire des minorités ethniques, religieuses et linguistiques en Tunisie reste à faire pour l'essentiel. Jusque-là, n'a été retenue que la communauté juive comme minorité reconnue par ses différences religieuses et linguistiques, par rapport à la majorité musulmane (1). La minorité d'origine africaine n'a commencé à intéresser les chercheurs que tardivement (2).

C'est sur cette communauté que portera cette communication. Pour mesurer l'importance de cette initiative, rappelons que l'esclavage a été aboli d'une manière définitive en Tunisie en 1846, alors qu'il ne l'a été qu'en 1984 par la Mauritanie. La Tunisie a constitué ainsi l'un des premiers foyers de la Nhada, de la renaissance, dans le monde arabe, avec l'Egypte. Certes l'Egypte a connu sa renaissance avec une plus grande ampleur, étant dans la «centralité» du monde arabe, mais la Tunisie, au milieu du siècle dernier, a elle aussi été engagée dans l'ère de la réforme. Ce fut d'abord le choc colonial en Algérie, mais aussi l'apparition d'une élite au pouvoir, particulièrement sensible aux changements intervenus en Europe, qui ont déterminé l'ère des réformes. L'une des particularités de celles-ci étant qu'elles venaient « d'en haut» : l'Etat a été le principal concepteur et réalisateur de toutes les réformes sociales, politiques et constitutionnelles de la Tunisie du milieu du XIXe siècle. Ceci constitua la base d'une théorie de « l'Etat avancé », par opposition à une « société retardataire », l'État étant résolument au centre des réformes (3).
L'importance de l'abolition de l'esclavage réside d'abord dans la chronologie du processus des réformes. Sur le plan social, la première mesure réformiste a été l'abolition de l'esclavage, alors que sur le plan des institutions étatiques ce fut la création de l'École polytechnique, avec un aspect militaire dominant. L'État, abordant la réforme d'un point de vue techniciste, a estimé qu'avant tout il fallait moderniser l'armée, ce qui du reste a coûté très cher à la société, par le poids aggravé de la fiscalité, tout en approfondissant le divorce entre la société et l'État, ce dernier considérant que la modernisation était la seule garantie du maintien de sa souveraineté et de son indépendance. Donc, le problème de la réforme se posait d'emblée : emprunter à l'Occident pour mieux se protéger contre les menaces de l'Occident lui-même... Pour nous, c'est aussi un point de départ pour critiquer une historiographie colonialiste qui a essayé de présenter toutes les réformes comme le simple résultat des pressions des consuls européens, notamment anglais et français, présents alors en Tunisie. Les facteurs internes étaient présents et dès les premières années une petite élite s'est constituée et a joué un rôle important à la fois dans la pratique de la réforme, dans la conception d'un plan global et dans les premiers essais de théorisation de cette réforme. Parmi les premiers réformistes, il faut citer le ministre Keir-ed-dhin, qui est un peu l'équivalent de Tahtawi en Egypte, qui est plus connu. Avant d'entreprendre ces réformes, Keir-ed-dhin a beaucoup voyagé et étudié à travers toute l'Europe et avec une grande curiosité scientifique il a résumé toutes ses impressions, il a décrit les nouvelles constitutions, il a essayé de vulgariser des concepts nouveaux, en particulier celui de liberté, dans une langue et un style de type nouveau. Dans la tradition culturelle de l'Islam, le concept majeur dans la gestion des affaires politiques de l'Umma est le concept de hadel, la justice. Keir-ed-dhin a introduit le concept de hurryia, la liberté, qui est la protectrice, la garante, de cette justice.
Étudier le processus d'abolition de l'esclavage c'est replacer une mesure, qui intéresse socialement et sociologiquement une minorité, dans son contexte global. Cette étude nécessite une présentation de cette minorité noire en Tunisie au milieu du XIXe siècle.
Sur la longue durée, cette histoire se confond avec une aussi vieille institution comme l'esclavage des Noirs et le trafic négrier à travers le Sahara en direction de l'Afrique du Nord (4).
Les recherches d'anthropologie africaine récentes insistent de plus en plus sur les échanges et les liens humains et culturels étroits unissant depuis des siècles le nord et le sud du continent africain (5).
En effet, toute la partie de l'Afrique depuis le nord du Sahara jusqu'à l'Atlantique est peuplée dès l'époque protohistorique d'éléments nigritiques divers. Il est donc naturel de déceler les processus d'interaction culturelles multiples parallèlement aux mouvements de brassage et d'apports humains dans ces régions.
Les travaux de démographie historique et sur les groupes allogènes en Tunisie ont tous conclu à l'importance croissante des esclaves noirs en Tunisie sous l'Empire romain. Ainsi les processus de brassage et d'accumulation ont agi dans le sens d'une véritable sédimentation humaine qui a fini par confondre les Noirs avec des couches autochtones de la population, surtout par la voie de l'affranchissement qui s'est développé parallèlement avec l'esclavage même (6).
La période moderne n'a pas constitué une coupure. Bien au contraire, si la vitalité économique des voies commerciales a connu un net recul, le mouvement des hommes s'est perpétué sous diverses formes, dont les plus importantes sont l'esclavage et les caravanes régulières qui sillonnaient le Sahara, liant les principales villes nord-africaines, dont Tunis, aux centres commerciaux subsahariens (7).
L'histoire sociale permet donc d'approcher la question de la minorité noire dans un champ plus large qui tient compte à la fois de la longue durée aussi bien que de la courte durée, qui prend en compte le facteur politique et les rapports de la minorité avec l'État sans en faire le seul angle de vue, et qui intègre d'autres niveaux d'analyse comme ceux relatifs aux rapports interethniques, à la morphologie générale et même saisonnière de ces groupes, à leurs pratiques et cultes, à la vie religieuse et la psychologie collective ainsi qu'au phénomène d'acculturation et d'intégration dans la société d'accueil.
Ainsi, l'approche socio-historique se confond avec l'approche anthropologique, en ce sens qu'elle vise une saisie scientifique globale du groupe social et emprunte les outils et notions forgés sur le champ scientifique de l'anthropologie sociale et culturelle.
Ainsi, il devient possible, à travers la reconstitution des principales étapes de l'évolution sociale et culturelle de cette communauté, d'analyser les mécanismes d'acculturation d'un groupe ethnique coupé brutalement de son milieu géoculturel et intégré de force dans les échelons les plus bas de la société arabe traditionnelle.
Cependant évoquer et analyser les aspects culturels d'une pareille réalité ne peut se faire sans perspective globale qui tient compte à la fois du statut social, économique et politique d'une telle minorité.
La question des sources se pose immédiatement.
Nous, les historiens, nous sommes habitués à un genre précis de sources, •pour la plupart des sources écrites (archives ou littéraires) ou archéologiques. Avec le recours à l'histoire orale et à l'enquête de terrain, un autre genre, qui tient son origine de l'ethnographie de terrain, s'avère non seulement utile mais indispensable, à la fois pour suppléer aux insuffisances de la documentation écrite, mais aussi parce qu'elle s'avère l'unique méthode susceptible de nous introduire dans les méandres de la mémoire collective afin de saisir les degrés d'agencement des temps mythique et historique, la dimension du sacré, les niveaux d'intégration fonctionnelle, culturelle et linguistique, les changements opérés en vue d'une meilleure adaptation du groupe en rapport avec les changements de l'environnement social, économique, culturel et politique.
C'est donc à travers la combinaison de sources et de méthodes multiples que nous sommes en mesure de multiplier les questions et par ####équent les réflexions. Cerner la minorité nous confronte déjà directement au difficile problème du nombre à l'époque. Comment quantifier ces groupes à une époque où le chiffre n'importait pas aux chroniqueurs ? Les archives dont nous disposons ne dénombrent qu'accidentellement les esclaves ou les affranchis dans telle ou telle région, mais de toute façon pas à Tunis.
La question du statut juridique de la communauté pose à elle seule plus d'un problème. Le statut d'esclave coexistait avec d'autres statuts spécifiques à caractère durable ou transitoire comme celui de domestique, d'affranchis, de chouchane... Des statuts donc multiples qui jalonnent des phases dans la vie de l'esclave jusqu'à son affranchissement qui, souvent en le libérant juridiquement, ne le libère pas socialement.
Ainsi ne faut-il pas perdre de vue que le Noir de Tunis investissait tous les espaces et tous les milieux de la cité, de la cour du bey jusqu'au fondouk, le plus déclassé des faubourgs en passant par les demeures des classes aisées et les maisons populaires de la cité. Et c'est justement là que réside tout le problème de la marginalité prise comme un état relatif, mouvant, différencié à l'intérieur d'un même groupe et non statique.
L'intégration du Noir n'excluait pas des formes d'exclusion secondaires, tacites et subtiles plus ou moins sensibles qui le plaçaient aux marges, comme l'exclusion par les stratégies matrimoniales ou la perception sociale négative qui le reléguait, quels que soient sa fonction ou son statut juridique, dans une position inférieure, méprisable dans l'échelle des valeurs.
Suivre la vie des groupes noirs à Tunis ne se limite donc pas à reconstituer la trajectoire historique de l'esclavage à l'affranchissement et les formes d'intégration ou de rejet social qui ont déterminé leurs rythmes et conditions de vie.
Nous sommes amenés, pour affiner notre connaissance de ce milieu, à montrer et analyser comment ces groupes déracinés à l'origine ont évolué dans le contexte de l'esclavage et comment ils ont adapté leurs éléments culturels et identitaires de base.

MINORITÉ NOIRE ET ESCLAVAGE

Les documents d'archives dont nous disposons offrent une gamme d'informations éparses et insuffisantes, relatives surtout aux esclaves affranchis à une époque tardive suite à l'abolition de l'esclavage.
Dans cet aperçu général du statut des Noirs, avant et après l'affranchissement, nous nous limiterons à une description, à partir des sources, de l'état de cette catégorie sociale, des divers traitements subis par les esclaves noirs avant 1846, date de l'abolition, ainsi que de leur mobilité sociale en rapport avec l'affranchissement fréquent avant 1846.
Les esclaves de Tunis provenaient ainsi d'une large zone sud-saharienne allant de l'Ouest africain jusqu'au lac Tchad. Les royaumes de Burnou et la région du Fezzan fournissaient l'essentiel des détachements. La plupart des groupes étaient réduits en esclavage suite aux interminables guerres locales entre les tribus rivales ou aux opérations d'enlèvements (8).
D'après le médecin Louis Frank, « la plupart des nègres qui se vendent à Tunis sont du royaume de Burnou et du Fezzan... J'en ai vu quelques-uns de Houffeh qui sont surtout reconnaissables à la manière dont ils ont continué de se faire aiguiser les dents incisives de la mâchoire supérieure (9)...»
Les routes caravanières aboutissant à Tunis provenaient de plusieurs centres sud-sahariens. En plus de Ghadamès qui reliait la régence au Fezzan, à Morzouk et au royaume de Burnou, Tombouctou était en liaison régulière avec la régence par la route caravanière qui passait par le Mzab, le Djerid et qui mettait le pays en contact avec les groupes et ethnies africaines d'une large zone touchant le pays Bambara, la ville de Djenné et plusieurs régions du centre-ouest africain.
Les noms des esclaves, ou affranchis que nous avons relevés dans les documents d'archives, confirment cette origine multiple et diversifiée; à côté des noms fréquents comme « Burnaoui », « Ghdamsi », « Ouargli », on rencontre des noms indiquant une origine d'autres centres de l'Afrique de l'Ouest comme « Jennaoui » ou « Tombouctaoui »...
Les maisons des confréries noires de Tunis attestent par la diversité de leurs noms des apports humains divers en provenance des régions africaines.
Quel était le nombre des esclaves à Tunis au siècle dernier, à la veille de l'affranchissement et quelles fonctions occupaient-ils dans la vie économique ?

NOMBRE, STATUT ET FORMES D'ORGANISATION DES NOIRS

Bien que les données quantitatives manquent pour le XVIIIe siècle, certains recensements partiels effectués à partir du milieu du siècle dernier ont permis des évaluations approximatives de l'effectif des esclaves noirs pour l'ensemble du pays. Lucette Valensi a abouti à une estimation d'environ 7 000 esclaves ou descendants d'esclaves pour tout le pays (10). Nous estimons de notre côté que ce chiffre est en deçà de la réalité. Aucun recensement systématique de la population noire n'a été effectué pour plusieurs raisons. L'abolition de l'esclavage est intervenue dix ans avant la date des premiers registres de recensement des populations soumises à la mejba (impôt de capitation institué en 1856), et, de ce fait, une bonne partie de ces groupes dispersés dans les divers échelons de la société citadine ou même rurale au sud du pays, échappait ainsi à l'ancien système de contrôle.
La fréquence des affranchissements collectifs d'esclaves noirs à l'occasion du décès d'un prince ou d'une princesse révèle des effectifs relativement importants. En 1823, 177 esclaves furent affranchis à Tunis à l'occasion de la mort d'une princesse (11).
Pour tenter une estimation globale, les quelques recensements partiels effectués dans telle ou telle localité ou ville ne peuvent être d'un apport décisif. Il faudrait combiner ces indications relatives aux données fournies par les études consacrées au commerce caravanier dans son ensemble (12).
Nous remarquons que pour l'époque moderne, les seules sources disponibles pour le commerce caravanier sont constituées par la littérature de voyage et les correspondances consulaires. Il en est tout à fait autrement pour la traite négrière atlantique où les études historiques sérielles ont bénéficié d'une documentation quantitative abondante.
En se fondant sur les chiffres avancés par les voyageurs, Ralph Austin a établi des moyennes pour les deux siècles derniers. L'auteur aboutit aux estimations globales suivantes (13) :

Tunisie : 100 000
Algérie : 70 000
Maroc : 520 000
Tripoli : 430 000
Egypte : 800 000

Cependant la répartition des Noirs était inégale selon les régions. Au sud-est, les proportions sont assez élevées surtout dans les oasis. Certains villages comptaient une nette majorité de Noirs, comme ceux au sud de Gabès et dans la région des oasis. À Tunis, malgré les apports continus, ce groupe s'est maintenu vraisemblablement dans les proportions de la minorité qui ne dépassait pas les quelques milliers.
L'organisation sociale dans la société traditionnelle offrait un cadre d'organisation spécifique aux esclaves Noirs de Tunis.
Les documents d'archives nous renseignent sur les formes d'organisation des esclaves de Tunis et le chef responsable du groupe. L'agha des Noirs était généralement le premier eunuque du bey ; on l'appelait souvent dans les documents Hakim al kichra assouda, ce qui veut dire littéralement le magistrat de la peau noire ; il était chargé de veiller sur l'ordre du groupe et de régler les différends qui peuvent surgir entre les maîtres et esclaves ou entre les Noirs eux-mêmes.
Ces données et témoignages confirment la relative autonomie d'organisation dont bénéficiaient les esclaves de Tunis, ainsi que la protection que leur assurait le pouvoir politique; une protection qui, tout en cadrant avec les bonnes règles de conduite et de traitement de l'esclave prescrites par l'Islam, révélait un sens aigu du politique. En effet, en protégeant une minorité, n'est-ce pas le dévouement inconditionnel de cette dernière que le pouvoir s'assurait du même coup ? Surtout, que les gardes du bey étaient depuis déjà longtemps recrutés parmi les Noirs.
À côté de cette organisation mi-politique mi-administrative, les Noirs avaient bien sûr leurs formes d'organisation spécifiquement religieuses comme les rassemblements confrériques dont les fonctions ne se limitaient pas à l'animation de la vie mystique et affective du groupe. La confrérie assurait aussi de multiples fonctions sociales.
Ce rôle social devient surtout apparent après l'affranchissement de l'esclave. D'ailleurs, l'affranchissement se traduisait le plus souvent pour l'esclave par un passage de la tutelle du maître à la tutelle de la confrérie qui remplaçait auprès de lui sa famille large ou sa tribu absente. L'hébergement, le travail, le mariage... tout se réglait le plus souvent dans la confrérie qui constituait dans le contexte de l'exil la patrie itinérante du Noir dans son nouveau monde.
Quelles étaient les fonctions et les rôles sociaux et économiques des esclaves à Tunis ? A partir des recensements des groupes affranchis ma'atig pour le paiement de la mejba, nous pouvons conclure avec Lucette Valensi que les zones de concentration des esclaves noirs étaient réparties entre Tunis, le Sahel et le Sud-Est (14).
Une citadinité dominante du fait esclavagiste saute aux yeux. L'esclavage aurait donc répondu essentiellement à des besoins propres à la société citadine. Y aurait-il eu donc une demande de main-d'œuvre esclave dans les secteurs économiques des villes de la Tunisie précoloniale ?
L'étude des principales corporations de métiers dans la ville de Tunis, telle qu'elle a été menée dans plusieurs recherches et travaux, n'a pas montré un recours quelconque à des esclaves noirs, même dans des secteurs utilisant un grand nombre de main-d'œuvre (15). Les principaux corps de métiers traditionnels comme le tissage, la chéchia ou le cuir sont restés réservés à la main-d'œuvre citadine et locale. Le travail dans les métiers était donc resté un travail libre, et on ne peut rattacher l'esclavage à des besoins de la machine économique.
L'esclavage à des fins économiques a été relevé pour certaines régions du Maghreb, comme au Maroc au début de l'époque moderne, mais c'était déjà un phénomène en voie d'extinction (16).
Par contre, toutes les sources font l'unanimité sur le caractère domestique de l'esclavage noir dans le Maghreb précolonial. Cette caractéristique donne son originalité à la forme maghrébine de l'esclavage et nous permet d'évoquer les particularités du mode de vie des classes supérieures des cités tunisiennes et surtout de la capitale. En effet, la propriété d'esclaves noirs constituait une marque nécessaire de notabilité dans la cité.
Le recours presque systématique à un ou plusieurs esclaves noirs pour les tâches domestiques à l'intérieur comme à l'extérieur du foyer attestait d'une tendance assez prononcée au mépris de l'effort physique, caractéristique traditionnellement connue des attitudes aristocratiques, surtout citadines.
Certaines pratiques généralisées dans les cours des princes maghrébins ont dû concourir à enraciner cette tradition et cette vision. En effet, les Noirs d'Afrique ont souvent formé les détachements d'élite dans les gardes royales. Les princes de Tunis, depuis l'époque hafside et jusqu'aux beys husseinites ont systématisé l'emploi de la garde noire dans les palais et le recrutement massif de serviteurs et valets dans leurs harems.
Lors de la mort du bey de Tunis en 1835, six cents esclaves noirs affranchis ont suivi le cortège funèbre brandissant tout haut leurs lettres d'affranchissement.
Le pouvoir politique, en intégrant les Noirs dans les rouages de la vie de la cour, et en instituant cette pratique, a élevé le recours aux esclaves noirs au rang de modèle à suivre pour l'ensemble des milieux aristocratiques vivant autour du pouvoir et de là pour toute la notabilité citadine.
Mais cette domesticité générale, si elle était de règle dans la société citadine, ne doit pas nous cacher certaines formes d'esclavage qui intégraient le Noir dans les circuits de production économique.
Dans les oasis du sud tunisien, relais pour le commerce caravanier, les groupes noirs étaient employés dans l'économie agraire et surtout dans les travaux d'irrigation. Les sources d'archives abondent en témoignages sur les formes d'exploitation économiques des esclaves dans les travaux des champs et autres dans les oasis et régions du sud. C'est d'ailleurs au sud du pays que nous avons pu constater les survivances de l'esclavage après l'abolition de 1846 et jusqu'au début du XXe siècle.
Viviane Pâques a relevé des phénomènes similaires : « Dans les oasis, l'esclave était surtout utilisé soit comme domestique, soit pour creuser les puits et les canaux d'irrigation. Il travaillait aussi du coucher au lever du soleil et recevait en échange un plat de couscous. Lorsqu'il devenait chouchane, son statut était celui de khammès (travailleur au quint) et touchait un pourcentage sur la récolte, mais son travail restait le même (17)... »
L'abolition a été décidée pour tout le pays en 1846 ; à Tunis, puisque c'est le modèle du prince qui était le modèle de comportement et de référence essentiel pour toutes les classes aisées, il n'a pas résisté à cette abolition. On n'a pas retrouvé de survivances importantes de l'esclavage à la fin du XIXe siècle. Mais, au sud, là où l'esclave était intégré à un procès de production, là où il était un outil animé, on a assisté à des formes de résistance plus ou moins importantes, et qui ont justifié, à l'époque coloniale, en 1890, ce que les Français veulent appeler la deuxième abolition. L'historiographie coloniale a effacé de la mémoire la première abolition qui est la plus importante, et a mis en relief la deuxième abolition comme étant la vraie abolition. Or, cette seconde abolition s'attaquait aux survivances. C'était un décret qui promulguait des sanctions pécuniaires (sous forme d'amendes), et même des sanctions pénales (sous forme d'emprisonnements) pour ceux qui continuaient à alimenter le commerce des esclaves ou à maintenir en esclavage leurs serviteurs ou leurs domestiques noirs.
Il y a eu deux temps dans l'abolition effective, et deux vitesses ; processus qui s'expliquait par cette nature différente de l'esclavage dans les centres urbains et de l'esclavage dans les centres de l'économie oasienne du Sud.
À un autre niveau, non moins important (et là, je touche au problème culturel), c'est la pratique de l'affranchissement qui permet par ailleurs une approche comparative intéressante. L'affranchissement était une tradition qui a précédé l'abolition en tant qu'acte politique. Pour les traditions Islamiques, si on revient aux textes sacrés, il était souhaité et recommandé au bon musulman d'affranchir ses esclaves en fonction de ses possibilités. Cet affranchissement a été pratiqué de fait, non pas par ces groupes-là ni par les ulémas, savants de l'Islam officiel, mais par des institutions de l'Islam culturel.

APRÈS L'ABOLITION

Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, c'est-à-dire plusieurs années après l'abolition, la plupart des Noirs que nous rencontrons, affranchis, hommes ou femmes, constituaient en fait un sous-prolétariat urbain végétant dans les petits métiers ou sans métier, vivant dans des habitations précaires, dans lesfondouks des faubougs populaires.
Souvent, le Noir est petit vendeur de pain, marchand ambulant, masseur dans un bain maure, domestique de condition libre, ou simplement un vagabond errant dans les sombres ruelles de la cité, proie facile pour la police municipale pour cause d'ivresse ou de petits vols.
Nous avons pu dénombrer jusqu'à 10 % des prostituées de la ville parmi les Noires. Un personnage légendaire du folklore noir de Tunis Boussaadia a même donné son nom à une impasse réservée à la prostitution dans le faubourg sud de la ville (18).
C'est donc à la suite de l'affranchissement total et de l'abolition qu'un processus de paupérisation et de marginalisation sociale des Noirs était devenu perceptible à une grande échelle.
L'affranchissement assurait ainsi l'émancipation juridique mais non sociale de l'esclave.
Un autre aspect non moins important se rapportant à l'histoire culturelle de ces minorités touche à la question des cultes et croyances spécifiques à ces groupes.
La minorité noire de Tunis avait ses cultes propres, organisés dans un milieu confrérique qui lui donnait un cadre d'expression identitaire particulier. Des éléments qu'on rattache aujourd'hui à un folklore en voie d'extinction et qui se rapportent en fait à un héritage lié à la vie culturelle afro-maghrébine des groupes noirs de Tunisie et d'Afrique du Nord.
Le Stambali (groupe de musique noire), le Boussaadia (personnage folklorique de la communauté noire exécutant des danses masquées et portant des peaux d'animaux), le diwan des ouarglia (réunion des chefs de la communauté noire), le bouri (état d'extase et de possession des Noirs), les danses de possession, le sacrifice du bouc noir dans le sanctuaire de Sidi Saâd au Mornag ou de Sidi Frej à Carthage..., tant de manifestations qui ont rythmé le quotidien des confréries et groupes noirs à Tunis tout le long de leur histoire.
Les groupes noirs vouaient un culte prononcé pour Sidi Saâd, célèbre saint noir des environs de Tunis. Une fête annuelle des Stambali lui était célébrée chaque automne. Mais une grande fête avait lieu à la fin de chaque mois d'octobre.
La fête de Sidi Saâd groupait donc les Noirs de toutes les « maisons » de Tunis qui se rendaient au pèlerinage pour égorger un taureau noir et faire le Diwan ; participaient à cette fête aussi les Noirs de Sidi Frej qui arrivaient selon divers récits avec un bouc habillé, après avoir fait une fête préliminaire pendant trois jours à leur saint. Ils allaient ensuite à Sidi Mehrez (saint patron de la ville de Tunis), pour égorger un taureau en offrande aux descendants du saint. L'étude de cette vie cultuelle intense nous renvoie au thème de l'acculturation des groupes venus d'Afrique dans un milieu arabo-musulman traditionnel. Cette acculturation ne s'est pas déroulée sans ruptures ni difficultés.
Et c'est ainsi que nous pouvons ne plus parler de « minorité silencieuse », parce que souvent, on considère la minorité noire à Tunis, contrairement à d'autres communautés, comme la communauté juive, particulièrement active, comme une « minorité silencieuse ». Il n'y a pas eu de révolte, de lutte ouverte pour l'abolition de l'esclavage. Mais on rencontre une autre voie, la voie de la sainteté, de l'intégration, de la résistance dans le silence, dans l'acceptation du modèle ; ou comment la minorité noire a pu forger, à l'intérieur de la culture ambiante, deux références qui ont permis de préparer idéologiquement, cultu-rellement, mentalement, toute la société à admettre l'affranchissement comme une voie nécessaire. Cette minorité a réussi à faire accepter l'affranchissement, qui a fonctionné de façon importante au XIXe siècle, avant même que l'État, en se conformant à un modèle dominant en Europe, ait aboli l'esclavage. Dans le cadre de ces institutions maraboutiques, la minorité noire a pu se protéger socialement. Je voudrais évoquer à ce propos un thème abordé lors des précédentes communications : la fuite de l'esclave. Le marronnage des esclaves dans les Caraïbes offre un tableau très sombre. La fuite est une pratique qui ne fonctionne pas seulement pour l'esclave, mais aussi pour les femmes pécheresses, pour les assassins, pour ceux qui fuyaient l'impôt étatique. Ils ont trouvé, dans le contexte de l'Islam culturel, dans le sanctuaire des saints, le droit d'asile; dans l'espace sacré du sanctuaire, le droit d'asile était un îlot de liberté, qui a permis à tous ceux qui étaient plus ou moins marginalisés, qui craignaient l'État, pour l'esclave qui fuyait un maître violent, sévère - il y a aussi des anecdotes sur des maîtresses blanches qui sont tombées amoureuses de leur esclave noir; l'espace des sanctuaires a fonctionné comme un espace de protection pour les esclaves fuyards. À tel point que l'on assimile fuyard et esclave dans l'imaginaire. Un autre niveau d'analyse touche à l'anthropologie culturelle et religieuse de ces minorités : elles ont pu garder intactes des formes et des cultes animistes importés d'Afrique sub-saharienne, tout en leur donnant un vernis d'Islamisation superficielle. C'est un Noir acculturé, devenu savant à Tunis, qui a écrit une lettre au bey, datant du début du XIXe siècle, pour lui annoncer que cette minorité sur laquelle il comptait, parmi laquelle il choisissait sa garde rapprochée, continuait à professer des hérésies. C'est un texte précieux, qui fait la fortune des anthropologues voulant analyser les formes de l'animisme : comment le Noir musulman de Tunis continuait dans les temples souterrains à professer une religion plutôt africaine. Ce fut un avertissement à l'État, et le prince de l'époque, pourtant ouvert, a dû sévir contre les pratiques dites « animistes » ; c'était une sorte d'extirpation des idolâtries, mais selon des méthodes non violentes. Aucun Noir ne fut mis à mort ; ce sont les temples qui ont été brûlés, et le bey a édicté un décret astreignant les Noirs à se conformer aux préceptes de l'Islam, sous la responsabilité des cheikhs musulmans choisis parles ulémas (19).
À partir du milieu du XIXe siècle, il y a donc un oubli collectif provoqué par l'État. De tous ces rites, ce qui reste à la fin du XIXe siècle, c'est le rite de la possession à vocation thérapeutique. Ce sont les Noirs qui sont les plus grands spécialistes de cette thérapie de possession, par la danse. Ces rites ont des équivalents dans l'Islam culturel ; la fonctionnalité de ces rites leur ont permis de survivre et d'être admis dans la cité musulmane.
Ainsi l'étude de la minorité noire en Tunisie relève de ces entreprises scientifiques à la fois passionnantes et complexes.
Une approche plurielle qui éviterait de privilégier le champ politique ou institutionnel permet de saisir cette histoire communautaire dans une perspective dynamique globale. Elle éclaire à la fois les niveaux politique et économique relatifs à l'État et aux élites dans leurs rapports à l'esclavage et à ces minorités, ainsi que les niveaux sociaux et culturels relatifs aux rapports inter-ethniques et aux formes d'adaptation, d'intégration et de résistance.
C'est ainsi que l'histoire des minorités pourrait constituer une histoire totale qui éclaire l'ensemble du corps social.

(1) Abdelkerim AlXAGUI : La Minorité juive en Tunisie à l'époque coloniale, thèse, Tunis, 1994.
(2) Abdejlil TEMIMI : « Pour l'écriture de l'histoire sociale de la minorité noire africaine en Tunisie », in Revue d'Histoire maghrébine, Tunis, n™ 45-46, juin 1987.
(3) Abdelhamid LARGUÈCHE, ^Abolition de l'esclavage en Tunisie à travers les archives, 1841-1846, Tunis, Alif, 1990.
(4) Cf. CLAPPERTON, DENHAM et OUDNEY, Voyages et découvertes dans le nord et les parties centrales de l'Afrique, Paris, 1826.
(5) Cahiers d'études africaines, n° 119, Paris 1990
(6) Mahjoubi AMMAR: « Les allogènes en Tunisie à l'époque ancienne », in La démographie historique en Tunisie et dans le monde arabe, coll. Tunis, GERES édition, 1993.
(7) M. ABITBOL, Tombouctou et les armes, Paris, 1979, pp. 178-217.
(8) Lucette VALENSI, «Esclaves chrétiens et esclaves noirs à Tunis au XVuT siècle», Annales E.S.C., n° 6 1967.
(9) Louis FRANK, Histoire de Tunis, 2' édition, Tunis 1987.
(10) L. VALENSI, Esclaves chrétiens..., op. cit., p. 1278.
(11) Archives Nationales de Tunisie, Série historique, dossiers relatifs aux familles prin-cières, document 58188.
( 12) Notre article « La minorité noire à Tunis au XIXe siècle », in Être marginal au Maghreb, C.N.R.S., Paris, 1993, voir pp. 139-140.
(13) Ralph AUSTIN, The Transaharian Slave Trade; Essays in thé économie history of thé atlantic slave trade, New York Académie Press, 1979.
(14) L. VALENSI, Esclaves, op. cit., p. 1286.
(15) Pierre FENNEC, La Transformation des corps de métiers à Tunis sous l'effet d'une économie de type capitaliste, Tunis, 1964.
(16) Oruno D. LARA, «Esclavage et révoltes négro-africaines dans l'empire musulman du haut Moyen Âge », in Présence Africaine, 1976, p. 95.
(17) Viviane PÂQUES, L'Arbre cosmique dans la pensée populaire et dans la vie quotidienne du nord-ouest africain, Paris, 1964.
(18) Dalenda et Abdelhamid LARGUÈCHE, Marginales en terre d'Islam, Tunis, GERES édition, 1993.
(19) Voir notre article La Minorité noire à Tunis au xix* siècle, op. cit., pp. 145-153.

source: Les abolitions de l'esclavage - Presses Universitaires de Vincennes . Editions UNESCO

 

 

 

 

 

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