Francais & Africains - William B. Cohen - l'Afrique vue par les Européens

Les Français portèrent sur l'Afrique et ses habitants un jugement négatif longtemps avant d'avoir eux-mêmes visité cette partie du monde. Leurs premières impressions jaillirent de leurs contacts intellectuels avec d'autres civilisations ayant déjà entretenu certaines relations avec l'homme noir. C'est ainsi que les Grecs et les Romains leur transmirent à ce sujet une partie de leur savoir. Les préjugés raciaux furent peut-être absents des rapports de ces derniers avec l'homme de couleur1. Il n'en reste pas moins que leurs descriptions des habitants de la région appelée communément Libye ou Ethiopie comportent nombre de clichés défavorables. L'Afrique du Nord étant leur principal point de contact avec le continent noir, ils purent entendre les récits effrayants qu'on y faisait des peuplades vivant plus au sud. En outre, leur théorie des climats spécifiait que les températures extrêmement basses ou extrêmement élevées faisaient de l'homme un véritable barbare alors que les zones tempérées favorisaient le développement des civilisations. L'influence de tels concepts, ajoutée à une vive imagination, permet de comprendre comment Hérodote en vint à faire des Africains des êtres se nourrissant de locustes et de serpents, pratiquant le partage des épouses et communiquant non à l'aide d'un langage humain mais de « cris aigus, comme les chauves-souris ». Selon le grand historien grec, habitaient en Afrique des animaux sauvages ainsi que « les cynocéphales et les acéphales qui ont leurs yeux dans la poitrine »'. Pline reprit sans hésiter ces descriptions pour le moins fantastiques.

La Vénus bottentote de Georges Cuvier: " Femme de race Bôchimanne de profil. " Histoire naturelle des mammifères avec des figures originales colorées, dessinées d'apres des animaux vivans. Par M. Geoffroy Saint-Hilaire et par M.Frédéric Cuvier. Paris, 1824. Lithographie en couleurs de c. de Last

 

Solinus, le géographe du IIIe siècle, légua cette vision de l'Afrique à ses lecteurs du Moyen Âge. Les Garamantes, écrit-il, « possèdent leurs femmes en commun », les Cynamolgies, eux, ressemblent à des chiens avec leurs « longs museaux », alors que d'autres sont dépourvus de nez, de bouche ou même de langue. Si Hérodote et Pline ne furent pas connus des lecteurs du Moyen Âge, Solinus le fut. On le copia pendant plus de dix siècles, ses écrits alimentant la plupart des ouvrages de compilation ayant trait à la géographie. Nous savons qu'il existait au XVe siècle des traductions de Solinus en français, quoique aucune ne soit parvenue jusqu'à nous.
Solinus n'avait pas été sans déformer Pline. À son tour, il fut trahi par les auteurs du Moyen Âge. Certains auteurs anciens possédaient, évidemment, une assez bonne connaissance de la géographie africaine ; les cartes de Ptolémée, par exemple, montrent que l'Afrique de l'Est et du Centre jusqu'au Niger ne leur était pas étrangère. Mais le Moyen Âge ignora Ptolémée et perpétua certains mythes, tels que ceux de Pline qui faisaient de l'Afrique une contrée sauvage habitée par des hommes monstrueux.
La Renaissance, puisant à nouveau aux sources antiques, ne fit qu'accentuer ces mythes. Elle redécouvrit Pline : six éditions de l'Histoire naturelle, virent le jour de 1450 à 1550. On peut déceler son influence sur Rabelais pour qui « Affrique est coustumiere toujours choses produire novelles et monstrueuses »'.
Rome et la Grèce ne furent pas seules à offrir des matériaux qui allaient permettre aux Français de construire leur première vision de l'homme noir. La culture islamique participa aussi à ce travail d'élaboration. Quoique le Coran prêche l'égalité raciale, cette dernière ne semble avoir été pratiquée que du vivant de Mahomet. Leurs premières conquêtes, suivies de l'asservissement des populations noires vaincues, donnèrent aux Arabes à la peau claire un sentiment de supériorité vis-à-vis des Africains, même lorsque ceux-ci se convertissaient. Cette attitude est peut-être imputable en partie à l'influence des Anciens dont l'islam avait conservé la pensée et les écrits beaucoup plus fidèlement que ne l'avait fait le monde occidental. Un écho de cette pensée se retrouve, par exemple, sous la plume d'un auteur arabe du XIIe siècle : « Le mariage n'existe pas entre eux ; l'enfant ne sait pas qui est son père, et ils se nourrissent de chair humaine... Quant aux Zanj, ils ont la peau noire, le nez plat, les cheveux crépus. Ils sont peu intelligents et comprennent fort peu de choses. »
Certains récits, parmi les plus importants que rédigèrent les voyageurs arabes, restèrent inconnus en Europe. Les relations de voyage d'El Idrissi au xiie siècle et celles de Ibn Battuta au xive siècle ne furent introduites en Europe que plusieurs siècles après leur parution. Si l'image du Noir transmise par l'islam eut quelque répercussion sur les esprits français, ce fut probablement grâce à Jean-Léon l'Africain, célèbre voyageur musulman qui s'était joint à la mission que dépêcha à Tombouctou le sultan du Maroc. Au cours d'une autre mission, en Orient cette fois, il fut capturé par un pirate sicilien, fait esclave et ensuite offert au pape Léon X. Plus tard, il fut converti au christianisme et baptisé sous le nom de Johannis Léo de Medici ; la postérité l'appela Jean-Léon l'Africain. Pendant son séjour à Rome, il rédigea le récit de ses voyages en terres africaines.
Son mémoire renferme de nombreux détails sur les institutions et les mœurs de plusieurs États africains. Si on y trouve mentionnés les mœurs raffinées des Soudanais et le haut degré de développement de leurs institutions politiques et économiques, les conclusions de Fauteur n'en reprennent pas moins certains jugements négatifs communément acceptés par la société islamique. C'est ainsi que Jean-Léon l'Africain termine, non sans se contredire lourdement, par ces mots : ce « sont des brutes sans raison, sans intelligence et sans expérience. Ils n'ont absolument aucune notion de quoi que ce soit. Ils vivent aussi comme des bêtes, sans règles et sans lois »'. L'œuvre de Jean-Léon l'Africain, maintes fois lue et traduite, parut en français en 1556. Jean Bodin, le théoricien politique, devait la qualifier de remarquable, n'oubliant pas de mentionner le fait qu'elle contenait des « descriptions minutieuses de tous les peuples et de toutes les régions d'Afrique »2.
Une troisième source d'information s'offrait aux Français, à savoir les récits de voyage de certains Européens qui les avaient précédés sur le continent africain. Il faut noter en particulier les Portugais qui, dès le milieu du XVe siècle, débarquèrent sur la côte africaine et atteignirent, avant la fin du siècle, le cap de Bonne-Espérance, la côte est de l'Afrique ainsi que l'Inde. On trouve, dans le récit de certains voyageurs ayant accompagné ces expéditions, des descriptions objectives de la culture (coutumes et aspects matériels) propre aux populations rencontrées. Par contre, d'autres auteurs accusent une attitude hostile qui n'est que le reflet de leur irritation face à des populations en apparence si étranges et qu'ils ne pouvaient comprendre. Dans l'ensemble, les mémoires rédigés par des Blancs qui avaient vu l'Afrique de leurs propres yeux ne firent que cimenter l'image transmise par l'Antiquité et le Moyen Âge pour lesquels l'Afrique se réduisait à un pays peuplé de monstres et d'hommes sauvages.
Un des premiers explorateurs de l'Afrique occidentale fut Alvise Cadamosto qui, au service de Henri le Navigateur, se rendit jusqu'à la Casamance, fleuve situé au sud de la Gambie. Le récit de son expédition fut d'abord publié en italien en 1507 puis en latin et en allemand en 1508 et, finalement, en français en 1515. Mais ce n'est que lors de sa seconde publication en 1556 par l'éditeur français de Jean-Léon l'Africain que cet ouvrage commença à exercer une influence profonde. En général, Cadamosto fit un portrait non dénué de sympathie et d'objectivité des populations qu'il rencontra, et si certaines de leurs coutumes le choquèrent, d'autres, par contre, l'impressionnèrent favorablement. Mais, pareil en cela à nombre d'Européens, il avait tendance à généraliser à partir d'une seule expérience malencontreuse. En conséquence, il dénonça tous les Serer, apparemment peu enclins à commercer avec lui, en ces termes : « Ils sont grans idolâtres, sans aucune loy et fort cruels. » Et de passage dans la Gambie du Sud, il remarqua : « Les habitans de la marine sont rudes et de sauvage nature ; au moyen dequoy ils ne voulurent jamais donner loisir de prendre terre pour parlementer avec eux seulement, n'y traiter d'aucune chose. »
Les Français désirant se documenter sur l'Afrique auraient également pu faire appel à leurs compatriotes qui venaient d'établir des relations commerciales avec la région côtière de l'Afrique occidentale. Certains auteurs affirment, probablement à tort, que les Français avaient déjà pénétré jusqu'en Guinée au cours du XIVe siècle. Il est certain cependant qu'ils s'y étaient rendus dans les années 1520 — et ce faisant avaient porté atteinte au monopole commercial que les Portugais tentaient d'imposer dans cette région.
Comme aucune page écrite par ces marchands ou ces marins français de l'époque n'est parvenue jusqu'à nous, nous pouvons nous demander s'ils restèrent insensibles à la vue de ces terres nouvelles ou s'ils ne purent consigner leurs impressions par simple manque d'instruction. Quoi qu'il en soit, l'historien n'a rien à attendre d'eux.

 

 

 

 

 

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